Enfant,
je n'avais aucune idée de ce qu'était l'homosexualité.
J'ai grandi dans un foyer traditionnel (classe moyenne catholique
et conservatrice), où la vie était une affaire
relativement simple: école, travail, famille. Bien
que mes parents ne fussent pas universitaires, j'ai été
élevé dans la perspective d'aller loin dans
la vie. Mais une valeur centrale m'était par ailleurs
inculquée: ce qui comptait, ce n'était ni
la carrière, ni l'argent, ni la renommée.
Ce qui comptait réellement, c'était la famille
et l'amour qui y régnait. Le jour le plus important
de ma vie, ce ne serait ni ma remise de diplôme, ni
mon premier jour de travail, ni une augmentation, ni ma
première maison. Le jour le plus important de ma
vie serait le jour de mon mariage. Ce jour-là, tous
mes amis et toute ma famille se réuniraient pour
célébrer ce qu'il y avait de plus important
dans la vie d'une personne: son bonheur. Et celui-ci passait
par la capacité de fonder un nouveau foyer, de constituer
une famille nouvelle, mais reliée à l'ancienne,
de trouver l'amour, qui relativise tout le reste.
En
grandissant, j'ai découvert que je n'aurais sans
doute jamais accès à ce bonheur. Je n'avais
pas les mêmes sentiments que les autres garçons
à l'égard des filles. Toutes les émotions,
tous les rituels sociaux, tout ce qui fonde les liens de
la vie hétérosexuelle des adolescents m'échappaient.
Je ne savais pas pourquoi. Personne ne me l'avait expliqué.
L'affection que je portais à d'autres garçons
était à sens unique; chaque fois que je me
sentais tomber amoureux, ils le sentaient et le rejetaient.
Je ne les en blâmais pas, de quel droit l'aurais-je
fait? Je m'entendais bien avec mes copains dans un contexte
non émotionnel, mais quelque chose n'allait pas,
quelque chose sonnait faux. J'ai fini par savoir presque
instinctivement que je ne ferais jamais partie de ma famille
de la même manière que mes frères et
surs. L'amour qui existait en moi ne pouvait pas être
mentionné, il était anathème. Je me
souviens avoir écrit un jour dans mon journal intime
que je jouais parfaitement mon rôle en société,
mais que je n'avais pas de vie privée.
Je
ne parlais jamais de ma vraie vie. Ne pouvant sortir avec
des filles, je me suis plongé dans le travail scolaire,
les débats d'idées, le groupe de théâtre,
tout ce qui pouvait me donner une excuse pour ne pas me
confronter à la réalité. Quand je considérais
les années à venir, je n'arrivais pas à
m'y projeter. Il y avait seulement un vide. Allais-je être
seul toute ma vie? Connaîtrais-je jamais, moi aussi,
un jour qui serait le plus important de ma vie? Ça
me semblait impossible, nul, non avenu. Pour faire pleinement
partie de ma famille, je devais d'une certaine façon
ne pas être moi. C'est ainsi que, à l'image
de nombreux autres adolescents gays, je me suis renfermé,
devenant névrosé, déprimé, parfois
proche du suicide. Nuit après nuit, je m'enfermais
dans ma chambre avec des livres, alors que les autres garçons
développaient les compétences nécessaires
pour former de véritables relations, pour s'épanouir
dans l'amour. Dans mon amour-propre blessé, j'ai
même clamé mon rejet de la famille et du mariage.
C'était la seule explication que j'avais trouvée
pour justifier mon isolement.
J'ai
mis des années à me rendre compte que j'étais
gay, encore plus d'années à le dire aux autres
et encore bien plus de temps à établir des
liens affectifs durables avec un homme sous quelque forme
que ce soit. Ma sexualité étant apparue dans
la solitude (et sans aucun lien avec l'idée d'une
relation affective), il m'a été difficile
par la suite de rétablir une relation entre, d'une
part, la sexualité et, d'autre part, l'amour et l'estime
de soi. Et cela reste difficile. Mais j'ai persévéré,
si bien que, peu à peu, chaque relation a duré
plus longtemps que la précédente. J'ai dû
attendre d'avoir une vingtaine voire une trentaine d'années
pour apprendre ce que mes amis hétéros avaient
découvert à l'âge de l'adolescence.
Mais, même à cette époque, mes parents
et mes amis ne m'ont jamais posé la question qu'ils
auraient automatiquement posée si j'avais été
hétéro: alors, quand est-ce que tu te maries
? Quand pourrons-nous célébrer l'événement,
vous entourer et contribuer à votre installation?
En fait, personne, je dis bien personne, ne m'a posé
la question à ce jour.
Quand
les gens parlent du mariage gay, ils ne prennent pas le
problème par le bon bout. Il ne s'agit pas de mariage
gay. Il s'agit de mariage. Il s'agit de la famille. Il s'agit
d'amour. Il ne s'agit pas de religion. Il s'agit du livret
de famille délivré par l'officier d'état
civil. À l'intérieur de leurs congrégations,
les Églises ont le droit (et elles doivent avoir
ce droit) de dire non au mariage pour les gays, tout comme
les catholiques ont le droit de dire non au divorce qui
existe néanmoins comme option civile. Mais les valeurs
familiales ne sont pas simplement des façons de mener
une vie heureuse et stable, elles sont des nécessités.
Mettre les relations gay dans une autre catégorie
(unions civiles, PaCS, etc.) peut répondre à
des besoins pressants, mais en raison même de l'euphémisme,
du statut distinct, elles dressent un mur entre les personnes
homosexuelles et leurs familles. Elles rétablissent
la barrière que beaucoup d'entre nous avons essayé
faire tomber en y consacrant parfois toute une vie.
Pour
moi, il est trop tard pour refaire le passé. Toutefois,
avant toute autre considération, je veux penser à
un jeune enfant, loin, tout là-bas. Si ça
se trouve, il est peut-être en train de lire ces lignes.
Je veux qu'il sache qu'il n'a plus besoin de choisir entre
lui-même et sa famille. Je veux qu'il sache que l'amour
qu'il éprouve est digne, qu'il a un avenir en tant
que membre égal et à part entière du
genre humain. Seul le mariage pourra le faire. Seul le mariage
pourra le ramener parmi les siens.
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