Le
but du socialisme est que la liberté arrive dans la
vie des gens les plus pauvres, disait Carlo Rosselli, socialiste
italien antifasciste. Il y a plusieurs millions de travailleurs
pauvres en France. Le sentiment qu'ils ont d'une liberté
véritable et d'une maîtrise de leur destin semble
être de plus en plus ténu. D'où l'isolement
social, le découragement civique et la désaffection
des loyautés politiques. Le socialisme au pouvoir n'a
pas su enrayer ce phénomène. Et pourtant le
socialisme a pour vocation de permettre aux personnes d'exercer
leur autonomie, d'associer les projets de chacun à
des responsabilités sociales et à des solidarités
concrètes, de faire de chaque individu un acteur du
devenir social et un sujet politique.
Que s'est-il passé ? La condition salariale a changé.
Pour beaucoup, ce changement s'est manifesté par une
précarité accrue. A quelques-uns, il a offert
des opportunités pour manifester leurs talents et leur
esprit d'initiative. A tous, il a imposé ruptures et
adaptations. En même temps, la notion de légitimité
politique est devenue plus complexe, et paraît de ce
fait plus opaque. Aux formes de légitimité nationale
fondées sur les élections se sont greffées
les règles issues des directives européennes
et les premiers effets d'une ébauche de régulation
mondiale. Une telle superposition donne parfois l'impression
d'une souveraineté confisquée, d'un lieu politique
éloigné, voire arbitraire, dont les décisions
sont plutôt propres à provoquer la rébellion
qu'à susciter le consentement démocratique.
Par
ailleurs, la réalité sociale s'est profondément
transformée. Le sentiment fort d'appartenance créé
par l'identification professionnelle et par l'affiliation
syndicale s'est effrité en même temps que la
société devenait plus composite, que s'accroissait
le décalage entre formation et profession exercée,
que se multipliait le changement d'activités professionnelles
ou de milieux de vie. Cette malléabilité rend
moins manifeste la présence de règles communes.
Une grande part du malaise social tient à l'impression
confuse qu'il est difficile de déchiffrer ces réalités
nouvelles, qu'il n'y a plus de normes de comportements collectifs,
d'autorités reconnues, et que cela affecte les projets
et les attentes de tout un chacun.
Enfin,
les conditions psychologiques de l'identité se sont
altérées. Les choix de vie paraissent plus
ouverts, l'éventail des préférences
plus large que jamais, et en même temps certains ressentent
que leur capacité de choisir vraiment leur vie s'est
réduite, parce qu'ils ne disposent pas des moyens,
matériels ou personnels, adaptés au monde
où ils vivent ou parce que, derrière l'infini
des options possibles, le poids des conformismes est de
plus en plus lourd. La formation de l'identité, le
rapport à soi, ont changé sans que les ressources
offertes par la réalité sociale soient toujours
en phase avec ces changements et puissent servir à
exprimer ce qu'ils ont de positif.
Comment
le socialisme, aujourd'hui, peut-il aider les plus démunis
à affronter ces conditions nouvelles ? Comment peut-il
contribuer à donner à tous le sentiment d'une
uvre sociale commune et d'une réalité
politique responsable et consciente d'elle-même, réfractaire
à tous les extrémismes ? Une première
obligation est l'étude des caractères nouveaux
de la réalité sociale et de la vie politique.
Les scrutins des deux derniers mois ont placé devant
les yeux des plus obstinés l'évidence de vécus
sociaux, d'attentes politiques qui rendent caduques les
catégories d'analyse et les grilles de lecture traditionnelles.
Une seconde tâche est de proposer de nouveaux moyens
d'intervention sociale et politique. C'est par là
que le socialisme fera la preuve de sa capacité à
comprendre de quoi est fait le monde d'aujourd'hui. Il faut
des moyens délestés des vieilles recettes
de redistribution et d'assistance, des moyens d'émancipation
personnelle et de transformation sociale.
Voici
quelques suggestions. Les personnes demandent que leur autonomie
soit respectée. Or il n'y a pas d'autonomie s'il
n'y a pas un vécu social sur lequel on puisse agir.
Donner à tous des opportunités d'action, des
moyens en formation permanente, des outils pour s'adapter
aux réquisits du monde contemporain est un premier
objectif. Mais encore faut-il un marché réellement
ouvert où les personnes puissent exercer leur capacité
d'agir et mettre en valeur leurs atouts. Pour cette raison
le socialisme ne peut être opposé à
la liberté du marché ni à la concurrence
économique, quand elle est régulée.
Au contraire.
L'injustice
sociale, ce n'est pas la disparité des conditions,
c'est le caractère implacable de la transmission
des inégalités, des parents aux enfants. C'est
le sentiment d'un destin social, contre lequel on ne peut
rien ni pour soi-même ni pour sa descendance. Un des
objectifs les plus forts du socialisme est de briser cette
fatalité, grâce à l'accès au
travail et à l'éducation, mais une éducation
entendue au sens large, non seulement l'instruction, mais
aussi l'octroi de moyens qui transforment celle-ci en une
véritable formation de la personne. Cela suppose
que soient prises en compte, et améliorées,
les conditions concrètes dans lesquelles les enfants
vivent ou étudient, et que leur soient dispensées
des ressources pour pratiquer dans leur vie ce qu'ils apprennent
à l'école, que ce soit, à titre d'exemple,
par le don d'un ordinateur ou en leur offrant la possibilité
d'étudier une langue vivante à l'étranger.
Enfin,
notre démocratie a pris toute sa réalité
concrète dans la solidarité, elle fut portée
par la conviction qu'un ensemble de biens publics, garantie
de survie et de dignité, doit être garanti.
Ce qui signifie non seulement des biens accessibles à
tous, mais accessibles de façon comparable. Il est
à cet égard inadmissible que les biens publics
que sont l'école, la justice, les transports, la
santé et la sécurité ne soient réellement
dispensés qu'à des populations favorisées
socialement et dans des quartiers privilégiés.
En revanche, dans les quartiers pauvres, dans les régions
déshéritées, l'école apprend
peu, la justice se transforme en abattage, les malades n'ont
aucune information sur ce que vaut le service médical
où on les envoie ni la possibilité d'en choisir
un autre, et l'irritation quotidienne que les habitants
ressentent devant les incivilités et les atteintes
à leurs biens est ignorée. Les transports
sont rares et peu sûrs, et le sentiment dominant qu'éprouve
l'usager, surtout dans la périphérie des grandes
villes, est celui d'être méprisé par
les pouvoirs publics.
Plutôt
que d'en appeler à la redistribution, l'exigence
de justice dans la société devrait s'exprimer
d'abord par la volonté de garantir à chacun
le meilleur usage des biens publics. Ce programme n'est
réalisable que dans une société d'ouverture
et de liberté, dans une société libérale.
Si l'on veut bien ne pas réduire le libéralisme
à une caricature, la défense de la liberté,
même économique, va toujours de pair avec la
recherche des limites et des normes, avec la formulation
de valeurs communes, qui rendent possible la jouissance
de la liberté. Le libéralisme est toujours
assorti de règles, non des règles qui restreignent,
placent des carcans, sauvegardent les privilèges
ou les positions acquises, mais des normes qui favorisent
l'action, fortifient la prise de responsabilité,
associent initiative et garantie contre les risques, remédient
aux abus et aux monopoles.
Il
est nécessaire aujourd'hui, et quelle que soit la
famille politique au pouvoir, que les Français retrouvent
le sens de la participation politique, la conviction que
tout un chacun contribue à façonner la société
où il vit. Mais c'est la vocation propre du socialisme
que de vouloir ouvrir la société, respecter
l'autonomie, s'intéresser aux conditions d'usage
des biens publics, garantir réellement à tous
autant que faire se peut une formation intellectuelle et
professionnelle. C'est aussi le seul moyen par lequel le
socialisme peut se rapprocher de ces millions de Français
qui travaillent, qui sont pauvres, et paraissent de plus
en plus troublés par les propositions hétéroclites
d'une gauche qui, malgré d'importantes réalisations
sociales comme l'APA et la CMU, ne semble avoir d'autres
recettes que l'assistance, l'étatisme, le centralisme
et le paternalisme.
Puisque
toute la gauche croit que les Français lui ont parlé,
quand parviendra-t-elle à entendre une demande à
laquelle son passé ne l'a guère habituée
: celle d'une autonomie et d'une liberté accrues
par la garantie des biens publics. C'est là, à
mes yeux, le premier principe du renouveau de la gauche.
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