Penser globalement - agir localement: les
initiatives lancées dans les cantons de Vaud et Genève ont une ambition qui dépasse
leur seul objet. Les idées fortes jaillissent
souvent de plusieurs sources à la fois; elles bousculent les clivages établis, obligeant
chacune et chacun à se situer par rapport à elles; elles ont la limpidité de
l'évidence, ce qui ne veut pas dire qu'elles sont simples ou faciles. Telle m'est
apparue, en cette fin des années 90, la recomposition de la géographie politique du pays
en germe dans le bassin lémanique, le nord-ouest ou la Suisse centrale.
Il faut partir du diagnostic dont ce pourrait être le
remède: la Suisse, les cantons, Genève ou Vaud en particulier ne vont pas bien. Ce pays
est un miracle socio-politique dont la réussite n'était pas évidente, et on aurait tort
de le tenir pour acquis: il est toujours à recommencer. Dans les années 60 à 80, la
République démocratique allemande paraissait le seul des pays de l'Est à fonctionner
convenablement, le plus prospère et le mieux organisé: ce fut le premier à s'effondrer.
Parfois je pense que la Suisse est la RDA des démocraties occidentales.
Si rien ne vient se substituer à l'effacement inexorable
du rôle des cantons, dans un climat de méfiance grandissante à l'égard de l'Etat,
synonyme de repli sur soi, et de polarisation des valeurs (de l'ultralibéralisme sauvage
au protectionnisme social étouffant), c'est tout naturellement le clivage linguistique,
pour ne pas dire ethnique, qui prendra le dessus. A un tel éclatement du pays, je
préfère la rupture d'une transformation volontaire, en partant de la base, comme notre
histoire en est riche. Le renouveau du fédéralisme de l'intérieur et vers l'extérieur,
l'Europe, c'est l'échéance de notre génération.
Par le haut, cela fait bien 30 ans que la Suisse tente,
en vain, de se réformer: révision totale de la Constitution fédérale (pas la
"mise à jour" adoptée le 18 avril 1999, celle pensée dans l'optimisme des
années 60 et 70), nouvelle répartition des tâches entre la Confédération et les
cantons (et autres conceptions globales), voire même, tout récemment, nouvelle
péréquation financière entre la Confédération et les cantons, à l'ambition déjà
limée. Dans les cantons, en revanche, nombre de révisions totales de la Constitution ont
été menées à bien et avec succès. Mais leur force propulsive est désormais
épuisée; car c'est bien l'entre-deux - le rapport des personnes à l'Etat (fédéral et
cantonal), l'échelle intercantonale et le lien entre les cantons et la Confédération -
qui pose aujourd'hui problème.
En guise de remède, on multiplie les instruments: aux
consultations des cantons par la Confédération, aux concordats intercantonaux et aux
conférences intercantonales de chefs de départements (au rôle toujours plus important),
on a ajouté sous la pression des nécessités des conférences entre la Confédération
et les cantons, pour en arriver à ce chef-d'uvre d'entropie technocratique, la
création d'une conférence des gouvernements cantonaux. Si un mille-feuilles réussi
repose sur un équilibre subtil, la Suisse d'aujourd'hui illustre la surabondance d'une
lourde crème intercantonale et intrafédérale qui noie la pâte feuilletée des cantons
et dont émerge péniblement le goût sucré de l'Etat fédéral.
Pour renouveler le miracle suisse d'une Confédération
multiculturelle, ses entités de base, les cantons, doivent s'adapter aux circonstances
comme cela a été le cas dans le passé: Argovie ou Vaud sont des créations de
Bonaparte, Genève est une cité qui n'est devenue canton que par triomphe de la
diplomatie, le Jura s'est constitué par la lutte de sa population.
L'enjeu d'aujourd'hui, c'est de retrouver pour les
citoyennes et les citoyens la structure collective, la région politique forte que les
cantons ne sont plus, afin qu'elle joue son rôle propre dans la société, arbitre des
choix collectifs et trame du tissu social, économique et culturel. Car si l'Etat cantonal
est irrelevant pour les individus dans une société globalisée où il n'y a plus que la
communauté locale informelle et l'Etat fédéral, alors c'est le facteur linguistique qui
devient déterminant. C'en est alors fini de la Suisse comme mosaïque dont chaque pièce
n'est qu'une partie du tout, sans majorité ni minorité. Et "les Romands"
achèveront de se construire comme minorité, avec le double mouvement pervers de penser
que tout leur est dû par la majorité qu'ils cristallisent par là et, pour celle-ci, que
tous les problèmes viennent de la minorité.
Sombre perspective, que tout le monde n'est pas forcé de
lire en filigrane des deux initiatives tendant à l'élection d'une assemblée
constituante commune à Vaud et Genève en vue de la création d'un canton neuf pour cette
région du pays. Le Valais s'y joindra-t-il? Certaines parties du canton de Vaud
préféreront-elles se tourner vers une autre région et constituer un nouveau canton avec
Berne-Neuchâtel-Fribourg? Il est dans la logique de tout mouvement politique de
connaître un développement autonome. On ne peut même exclure que la démarche évolue
en sens opposé de celui défendu ici, servant soudain de catalyseur à un mouvement
centrifuge romand par constitution d'un seul super-canton. Mais le risque pris est moins
grand que le risque subi.
Mon espérance est que Vaud-Genève donne un coup
d'arrêt à la régression de ce bout du pays en village d'Astérix - en lui donnant un
cadre et une ambition - et le coup d'envoi de la perestroïka dont la Suisse dans
son ensemble a besoin. Avec des rapports renouvelés entre des Etats fédérés moins
nombreux et mieux ancrés dans le réel et l'Etat fédéral, et un Conseil des Etats
transformé en chambre du parlement dans laquelle s'expriment directement les
gouvernements des Etats fédérés: une structure démocratique lisible et transparente
pour un débat politique réhabilité. Réinventons l'idée suisse afin qu'elle se
perpétue dans l'Europe d'aujourd'hui qu'elle a si longtemps préfigurée. |