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Palimpseste
articles et lettres de lecteur
de François Brutsch

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Les partis ont un rôle essentiel, mais pas celui d'agitateur d'idées. Article paru dans DP et repris dans Le Temps.
Marketing: quand le débat échappe aux partis
15 juin 2001
Du Manifeste du Gurten au mouvement lancé en France par le rocardien Christian Blanc à l'enseigne de L'ami public, il y a plus que des analogies. Sur le fond comme sur la forme.

Christian Blanc appartient à cette caste de personnalités de la gauche française qui navigue entre haute fonction publique, médias et patronat. Compagnon de route de Michel Rocard, du PSU au PS puis au moment de sa tentative présidentielle avortée, préfet en Nouvelle-Calédonie et architecte des accords de Nouméa, président modernisateur de la RATP, le métro parisien, et d'Air France (qu'il quitte quand Jospin refuse l'entrée en bourse de la compagnie pour ménager le PCF), il réapparaît en première page du Monde du 5 avril. Sous le titre "La France ne sait pas où elle va", il livre un constat critique, évoque son propre bilan et sa méthode (faite d'écoute, de rigueur et de changement) puis se propose de contribuer au "sursaut", dans la meilleure tradition gaullienne, d'ici à l'élection présidentielle de 2002, avec le changement de cap et d'équipe qu'elle permet.

L'association fondée par Blanc, L'ami public (un nom aimablement désuet qui fleure l'effervescence des Lumières, avant la Terreur), se réfère explicitement au fameux Club Jean-Moulin, matrice de la réflexion réformatrice en France dans les années 60. De "lettres" (bulletins) en revues et colloques, de tels groupes sont courants en France où ils sont cependant souvent (le Club Jean-Moulin était l'exception la plus remarquable) un simple point de ralliement au service de la carrière d'une personnalité. Créé en 1963, Domaine Public ne saurait nier une certaine contagion dans la volonté de créer un lieu de débat, d'analyse et de proposition détaché de la discipline partisane et de la gestion quotidienne... De telles institutions sont encore plus développées dans le monde anglo-saxon, où elles ont davantage de permanence et de moyens: fondations, centre de recherches indépendants, ce sont les fameux think tanks (réservoirs d'idées, ou plutôt usines à produire des idées), de gauche comme de droite.

Lancement médiatique et personnalisé, manifeste se voulant décoiffant et s'attaquant bille en tête, dans une perspective de gauche, au conservatisme de gauche sur les grands thèmes de l'Etat, du marché et de la réconciliation entre le discours politique et la réalité contemporaine: la Suisse a connu cela le 10 mai avec le Manifeste du Gurten. Dans les deux cas, ce n'est désormais plus un bulletin mais un site Internet qui sert à démultiplier le débat et rassembler les personnes intéressées.

L'ambition et les moyens sont cependant autres. Le site du Gurten, qui limite son objet à l'orientation du PS, se contente d'ouvrir un livre d'or dans lequel chacun, partisan comme adversaire, peut venir inscrire ses réactions, questions ou contributions. Parfois le débat se noue et les initiateurs du manifeste répondent en approfondissant leur démarche, mais on ne voit venir ni structuration, ni proposition d'action; rien à voir avec le Cercle d'Olten des socialistes de gauche et son site, qui se veulent explicitement l'organisation d'une tendance structurée au sein du PS). L'ami public, lui, se situe hors des partis et, qu'il finisse par servir de rampe de lancement à une candidature présidentielle de Christian Blanc ou qu'il se contente de redonner une expression en France à cette gauche libérale dont il se réclame, en se référant à Pierre Mendès France, son site n'est qu'un point de départ.

Ni livre d'or, ni forum, pour commencer, mais la possibilité de laisser son nom pour rester en contact par courrier électronique. Et, le 2 juin, annonce de la deuxième phase: publication sur le site d'un choix de réactions et ouvertures de trois "chantiers": L'Etat et l'administration au service du public, Quelle Europe pour demain?, Concrétiser les potentialités françaises dans l'économie nouvelle. Pour chaque sujet, des animateurs de l'association sont désignés en vue de publier un rapport à l'automne, et un programme d'élaboration est publié en faisant appel aux contributions des internautes. La démarche retenue, significative des particularités françaises pour lutter contre le poids de la technocratie et du microcosme parisien, combine habilement la force du réseau virtuel et l'ancrage dans la réalité locale qu'il permet en retour: sur le thème de l'administration au service du public, par exemple, cinq groupes de fonctionnaires et cinq groupes de citoyens (sic) seront constitués, chacun sur un volet particulier, dans 10 départements différents, pour nourrir la réflexion. Ni "universitaire", ni "militante-démocratique", cette méthode de débat utilise les techniques du marketing au service de l'évolution des propositions politiques.

Les idées ne naissent pas dans les partis, qui n'ont pas pour vocation première d'être des lieux de débat interne. Leur fonction est autre: elle est tendue vers l'action, la sélection du personnel politique proposé à l'électorat et le débat-négociation avec l'adversaire. Il leur revient plus modestement, mais c'est un rôle essentiel, d'interpréter, d'articuler les idées qui naissent dans la société civile, portées par les groupes d'intérêts, les mouvements à but idéal, la recherche universitaire ou les médias.

 

 


Dernière mise à jour: 10.01.2002
François Brutsch - Genève - Suisse