Du
Manifeste du Gurten au mouvement lancé en France par
le rocardien Christian Blanc à l'enseigne de L'ami
public, il y a plus que des analogies. Sur le fond comme
sur la forme.
Christian
Blanc appartient à cette caste de personnalités
de la gauche française qui navigue entre haute fonction
publique, médias et patronat. Compagnon de route
de Michel Rocard, du PSU au PS puis au moment de sa tentative
présidentielle avortée, préfet en Nouvelle-Calédonie
et architecte des accords de Nouméa, président
modernisateur de la RATP, le métro parisien, et d'Air
France (qu'il quitte quand Jospin refuse l'entrée
en bourse de la compagnie pour ménager le PCF), il
réapparaît en première page du Monde
du 5 avril. Sous le titre "La
France ne sait pas où elle va", il livre
un constat critique, évoque son propre bilan et sa
méthode (faite d'écoute, de rigueur et de
changement) puis se propose de contribuer au "sursaut",
dans la meilleure tradition gaullienne, d'ici à l'élection
présidentielle de 2002, avec le changement de cap
et d'équipe qu'elle permet.
L'association
fondée par Blanc, L'ami
public (un nom aimablement désuet qui fleure
l'effervescence des Lumières, avant la Terreur),
se réfère explicitement au fameux Club Jean-Moulin,
matrice de la réflexion réformatrice en France
dans les années 60. De "lettres" (bulletins)
en revues et colloques, de tels groupes sont courants en
France où ils sont cependant souvent (le Club Jean-Moulin
était l'exception la plus remarquable) un simple
point de ralliement au service de la carrière d'une
personnalité. Créé en 1963, Domaine
Public ne saurait nier une certaine contagion dans
la volonté de créer un lieu de débat,
d'analyse et de proposition détaché de la
discipline partisane et de la gestion quotidienne... De
telles institutions sont encore plus développées
dans le monde anglo-saxon, où elles ont davantage
de permanence et de moyens: fondations, centre de recherches
indépendants, ce sont les fameux think tanks
(réservoirs d'idées, ou plutôt usines
à produire des idées), de gauche comme de
droite.
Lancement
médiatique et personnalisé, manifeste se voulant
décoiffant et s'attaquant bille en tête, dans
une perspective de gauche, au conservatisme de gauche sur
les grands thèmes de l'Etat, du marché et
de la réconciliation entre le discours politique
et la réalité contemporaine: la Suisse a connu
cela le 10 mai avec le Manifeste
du Gurten. Dans les deux cas, ce n'est désormais
plus un bulletin mais un site Internet qui sert à
démultiplier le débat et rassembler les personnes
intéressées.
L'ambition
et les moyens sont cependant autres. Le site du Gurten,
qui limite son objet à l'orientation du PS, se contente
d'ouvrir un livre d'or dans lequel chacun, partisan comme
adversaire, peut venir inscrire ses réactions, questions
ou contributions. Parfois le débat se noue et les
initiateurs du manifeste répondent en approfondissant
leur démarche, mais on ne voit venir ni structuration,
ni proposition d'action; rien à voir avec le Cercle
d'Olten des socialistes de gauche et son site, qui se
veulent explicitement l'organisation d'une tendance structurée
au sein du PS). L'ami public, lui, se situe hors
des partis et, qu'il finisse par servir de rampe de lancement
à une candidature présidentielle de Christian
Blanc ou qu'il se contente de redonner une expression en
France à cette gauche libérale dont il se
réclame, en se référant à Pierre
Mendès France, son site n'est qu'un point de
départ.
Ni
livre d'or, ni forum, pour commencer, mais la possibilité
de laisser son nom pour rester en contact par courrier électronique.
Et, le 2 juin, annonce de la deuxième phase: publication
sur le site d'un choix de réactions et ouvertures
de trois "chantiers": L'Etat et l'administration
au service du public, Quelle Europe pour demain?,
Concrétiser les potentialités françaises
dans l'économie nouvelle. Pour chaque sujet,
des animateurs de l'association sont désignés
en vue de publier un rapport à l'automne, et un programme
d'élaboration est publié en faisant appel
aux contributions des internautes. La démarche retenue,
significative des particularités françaises
pour lutter contre le poids de la technocratie et du microcosme
parisien, combine habilement la force du réseau virtuel
et l'ancrage dans la réalité locale qu'il
permet en retour: sur le thème de l'administration
au service du public, par exemple, cinq groupes de fonctionnaires
et cinq groupes de citoyens (sic) seront constitués,
chacun sur un volet particulier, dans 10 départements
différents, pour nourrir la réflexion. Ni
"universitaire", ni "militante-démocratique",
cette méthode de débat utilise les techniques
du marketing au service de l'évolution des propositions
politiques.
Les
idées ne naissent pas dans les partis, qui n'ont
pas pour vocation première d'être des lieux
de débat interne. Leur fonction est autre: elle est
tendue vers l'action, la sélection du personnel politique
proposé à l'électorat et le débat-négociation
avec l'adversaire. Il leur revient plus modestement, mais
c'est un rôle essentiel, d'interpréter, d'articuler
les idées qui naissent dans la société
civile, portées par les groupes d'intérêts,
les mouvements à but idéal, la recherche universitaire
ou les médias.
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