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Terrorisme, guerre, mondialisation, démocratie...
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Après le 11 sept. 01

 

Michael Walzer, Le Monde (30 janvier 2003)
La façon juste de dire non à la guerre

Il existe deux manières de s'opposer à la guerre contre l'Irak. La première est simple et mauvaise; la seconde est bonne mais très difficile. La première manière consiste à nier le caractère particulièrement ignoble du régime irakien, nier qu'il se situe quelque part en dehors du champ des Etats ordinaires; ou bien à soutenir que, quel que soit son niveau d'ignominie, ce régime ne représente aucune menace significative pour ses voisins ni pour la paix mondiale.

Il est possible qu'en dépit des dénégations de Saddam Hussein son gouvernement cherche effectivement à se doter d'armes nucléaires. Mais d'autres gouvernements font de même, et si l'Irak parvient, ou quand l'Irak sera parvenu à développer de tels armements - pour poursuivre dans la même logique -, nous pourrons adopter la stratégie conventionnelle de la dissuasion, à l'instar de ce qui se passa jadis entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, pendant les années de la guerre froide.

Manifestement, si ce raisonnement est juste, une attaque contre l'Irak n'est pas justifiée. Pas plus que ne sont justifiés un strict système d'inspection ni le présent embargo, ni les zones d' «exclusion aérienne», au nord et au sud du pays. Une bonne partie du mouvement contre la guerre, aux Etats-Unis du moins, semble avoir adopté précisément cette position.

Ses dirigeants refusent que soit pris pour cible le régime irakien, et ils ont réussi à maintenir en l'état ce qui est attendu des inspections actuellement menées par les Nations unies, grâce à un certain nombre de déclarations anti-guerre qui circulent ici.

Cette première manière a, certes, le mérite d'être simple, mais elle est mauvaise sur toute la ligne. La tyrannie et la brutalité du régime irakien sont largement connues et ne peuvent être passées sous silence. Son recours aux armes chimiques dans un passé récent, l'impudence de ses invasions de l'Iran et du Koweït, sa rhétorique de la menace et de la violence qui est désormais courante à Bagdad; les dossiers datant des années 1990, lorsque les inspecteurs des Nations unies rencontraient une obstruction systématique; la cruelle répression des soulèvements qui suivirent la guerre du Golfe, en 1991; la torture et l'assassinat des opposants politiques: comment un mouvement politique sérieux peut-il ignorer toutes ces choses? Comment un mouvement de gauche peut-il les ignorer?

Personne ne devrait non plus être serein face à la perspective d'un Irak possédant l'arme nucléaire et se laissant dissuader d'en faire usage. Non seulement il n'est pas patent que la dissuasion fonctionnera face à un régime comme celui de Saddam, mais le système à mettre en place pour cette dissuasion sera d'une très haute instabilité. En effet, il n'engagera pas uniquement les Etats-Unis et l'Irak; Israël et l'Irak seront également impliqués. Si l'Irak est autorisé à se doter d'armes nucléaires, Israël devra acquérir ce que, dans l'immédiat, il ne possède pas: la capacité de riposte. Et croiseront alors en Méditerranée et dans l'océan Indien des bâtiments israéliens équipés d'armes nucléaires prêtes à être déclenchées en permanence. Peut-être s'agit-il encore de dissuasion «conventionnelle», mais appeler une telle situation de ses voeux est folie.

La façon juste de s'opposer à la guerre est d'affirmer l'efficacité de l'actuel système de contrôle et de vérification, ainsi que la possibilité de l'améliorer. Ce qui signifie que soient reconnus l'atrocité du régime irakien et ses dangers potentiels, et que l'on s'efforce ensuite de remédier à ces dangers par des mesures coercitives qui frôlent la guerre sans aller jusque-là. Mais une telle politique n'est pas facile à défendre, car nous savons précisément quelles mesures coercitives sont nécessaires, et nous en connaissons aussi le coût.

D'abord, l'embargo tel qu'il existe: il peut et doit probablement être aménagé, en élargissant la liste des produits autorisés utiles à la population civile, tout en maintenant l'exclusion des fournitures militaires et des technologies nécessaires au développement d'armes de destruction massive.

Mais aussi «intelligentes» que soient les sanctions, elles n'en continueront pas moins de constituer un blocus partiel et une forte restriction des échanges qui, compte tenu de la façon dont Saddam dépense les fonds dont il dispose, imposeront de sévères privations à l'Irakien de la rue. On peut dire, à juste titre, que son propre gouvernement est responsable de ces privations, dans la mesure où il pourrait dépenser l'argent différemment, mais on ne les rendra pas plus supportables pour autant. Malnutrition des enfants, hôpitaux sans équipement médical, baisse du taux de longévité: autant de conséquences (indirectes) de l'embargo.

Ensuite, les zones d'exclusion aérienne: interdire aux avions irakiens un espace aérien, correspondant à la moitié environ des besoins du pays, nécessite des vols américains de surveillance permanents, qui entraînent des raids, en moyenne bihebdomadaires, pour bombarder des radars et des dispositifs antiaériens. Jusqu'à présent, aucun avion ni pilote n'a été perdu, et je crois que peu de civils ont été tués ou blessés au cours de ces raids. Il reste qu'il s'agit là d'opérations risquées et coûteuses, qui, si elles ne font que «frôler» la guerre, la frôlent de très près. Par ailleurs, si on laissait le champ libre à Saddam dans le nord et dans le sud, pour lutter contre les Kurdes et les chiites, le résultat serait probablement une répression si brutale qu'elle justifierait, voire nécessiterait, une intervention militaire à buts humanitaires. C'est-à-dire une guerre en bonne et due forme.

Troisièmement, les inspections des Nations unies: elles devront se poursuivre indéfiniment, devenir un trait normal du paysage irakien. En effet, que les inspecteurs trouvent ou non, et détruisent ou non, des armes de destruction massive (et certaines sont très faciles à dissimuler), leur seule présence constitue un obstacle au déploiement de telles armes. Aussi longtemps qu'ils circulent librement et agressivement dans tout le pays, selon leur propre calendrier, l'Irak est désarmé de fait.

Mais le régime des inspections finira par s'écrouler, comme il s'est écroulé dans les années 1990, à moins d'une détermination visible à recourir à la force pour l'imposer. Ce qui signifie la présence de troupes à proximité, comme celles que le gouvernement américain dépêche actuellement sur le terrain. Il serait évidemment préférable que ces troupes ne soient pas américaines, ou pas exclusivement américaines. Mais, une fois encore, le maintien d'une telle présence militaire, quelle que soit la puissance qui assure ce maintien, est coûteux et risqué.

Défendre l'embargo, les vols de contrôle de l'espace aérien par les avions américains, et les inspections menées par les Nations unies, telle est la manière juste de s'opposer au déclenchement de la guerre, et de l'éviter. Mais elle ouvre aussi la porte à la thèse contraire, à savoir qu'une guerre courte, qui permettrait de mettre fin à l'embargo, aux bombardements bihebdomadaires, au régime des inspections, serait moralement et politiquement préférable à cet «évitement». Une guerre courte, un nouveau régime, un Irak démilitarisé, de la nourriture et des médicaments arrivant à profusion dans les ports irakiens: ne serait-ce pas mieux qu'un dispositif permanent de coercition et de contrôle? Peut-être. Mais qui peut garantir que la guerre serait courte?

Nous disons de la guerre qu'elle est l' «ultime recours» à cause des horreurs imprévisibles, inattendues, involontaires, et inévitables, qu'elle provoque régulièrement. En fait, la guerre n'est pas l'ultime recours, car la notion d' «ultime» renvoie à une condition métaphysique qui n'est jamais vraiment atteinte dans la vie réelle: il est toujours possible de faire autre chose, ou de recommencer, avant l'ultime action, quelle qu'elle soit. Cette notion d'ultime est une mise en garde - mais cette mise en garde est nécessaire: explorez bien toutes les possibilités avant de «lâcher les chiens de guerre».

Dans l'immédiat, il reste encore des possibilités, et c'est le meilleur argument contre la guerre. Mais cet argument n'est pas très utilisable dans les manifestations. Que peut-on écrire sur les banderoles? Quels slogans crier? Et peut-on défiler avec des gens qui sont d'abord des apologistes de Saddam et entendent bien que cette protestation renforce sa position? Qui sont nos compagnons d'armes dans cette campagne contre la guerre?

Je dis qu'il ne s'agit pas, qu'il ne devrait pas s'agir seulement, d'une campagne anti-guerre. Il devrait s'agir d'une manifestation en faveur d'un dispositif international fort, organisé et prévu pour vaincre l'agression, arrêter les massacres et la purification ethnique, contrôler les armes de destruction massive, et garantir la sécurité physique à tous les peuples de la Terre. La triple contrainte appliquée au régime de Saddam n'est qu'un exemple, d'une extrême importance, de la manière dont devrait fonctionner un tel dispositif international.

Mais un dispositif international doit être l'oeuvre de plusieurs Etats différents, et non d'un seul. Il faut que de nombreux acteurs, et non pas un seul, soient prêts à prendre des responsabilités pour le succès du dispositif.

Aujourd'hui, le régime d'inspections des Nations unies n'est en place qu'à cause de ce que de nombreux Américains de gauche et de nombreux Européens ont qualifié de «bellicisme américain». Sans ce bellicisme, néanmoins, les négociateurs des Nations unies en seraient encore à tourner en rond avec les négociateurs irakiens, pour tenter de mettre au point, sans jamais aboutir à un accord, les détails d'une mission d'inspection; les inspecteurs n'auraient même pas bouclé leurs valises (ce que la plupart des dirigeants européens prendraient comme un élément positif). Certains Américains de gauche, dont je suis, sont embarrassés de constater que les menaces américaines sont la principale raison ayant permis l'existence d'un puissant dispositif d'inspection, et que l'existence de ce puissant dispositif d'inspection est aujourd'hui le meilleur argument contre le déclenchement de la guerre.

Il eût bien mieux valu que la menace ne soit pas brandie par les Etats-Unis - qu'elle vienne, disons, de la France et de la Russie, principaux partenaires économiques de l'Irak, dont le peu d'empressement à affronter Saddam et à muscler le projet des Nations unies joua un rôle important dans le naufrage des inspections pendant les années 1990. L'internationalisme a ses exigences: il faut que d'autres Etats, à côté des Etats-Unis, s'engagent concrètement pour que règne partout l'Etat de droit, qu'ils soient prêts à agir politiquement et militairement, pour atteindre cet objectif.

Les Américains internationalistes - et notre nombre n'est pas insignifiant, à défaut d'être suffisant - se doivent de critiquer les élans unilatéraux de l'administration Bush, ainsi que son refus de coopérer avec des Etats européens (ou autres) dans toute une série de dossiers qui vont de l'effet de serre au Tribunal pénal international.

Mais la cause serait plus facile à plaider s'il était clair qu'existent d'autres acteurs, dans la société internationale, capables d'agir de manière indépendante, au besoin contraignante, et prêts à répondre de leur action dans des pays comme la Bosnie, ou le Rwanda, ou l'Irak. Lorsque nous faisons campagne contre une seconde guerre du Golfe, nous devrions aussi faire campagne pour ce type de responsabilité multilatérale.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Cartano

©2003, Global Viewpoint. Distribué par Tribune Media Services International, section de Tribune Media Services.

 

 


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Dernière mise à jour: 10.02.2003

François Brutsch - Genève - Suisse