En
1919, Léon Trotski, l'un des plus redoutables commissaires
du gouvernement bolchevique, promulgua le décret
dit "des otages", permettant de prendre en otage
et éventuellement de fusiller les familles de ceux
qui s'opposaient à la révolution.
En
1938, deux ans avant sa mort, alors qu'anarchistes et
ex-bolcheviques lui reprochaient d'être l'auteur
des lois de terreur dont il pâtissait à son
tour, Trotski rédigea deux pamphlets, Leur morale
et la nôtre et Moralistes et sycophantes contre
le marxisme. Il y disait assumer "l'entière
responsabilité" du décret des otages.
La "morale" démocratique et humaniste,
celle de la défense de la liberté ou du
respect de la personne, est, selon lui, une fiction conçue
par les oppresseurs pour que les opprimés renoncent
à employer des moyens "immoraux" de s'affranchir.
La terreur des révolutionnaires est justifiée
en raison de ses "assises matérielles",
de sa "nature sociale" et de son "rôle
historique objectif".
Ces
arguments de Trotski se retrouvent dans toute tentative
de justifier le terrorisme. D'abord, la réticence
à définir l'acte indépendamment de
la situation sociale ou historique où se trouve
celui qui l'a commis. On dit alors que le lynchage, l'assassinat
aveugle, quand ils sont perpétrés par ceux
qui sont ou se présentent comme opprimés
ou victimes, ne peuvent être décrits de la
même façon que lorsqu'ils sont commis par
ceux qu'on désigne comme oppresseurs. On parlera,
dans un cas, d'un lâche assassinat ou d'un crime
impérialiste et, dans l'autre, d'une révolte
bien explicable ou de l'expression légitime du
désespoir.
Mais
c'est là une perversion de l'intellect. Aucune
explication par les causes sociales ou psychologiques,
aucune explication par le but, ne peut modifier la qualification
morale de ce qu'est l'acte de lyncher ou de tuer. Quelle
que soit l'appréciation d'ensemble qu'on porte
sur une situation de conflit, dissoudre l'acte terroriste
dans son contexte, c'est faire passer une explication
pour une justification subreptice.
Le
terrorisme est un crime, et le désespoir ou le
dénuement de ceux qui y ont recours n'y changent
rien.
Deuxième
trait de la justification du terrorisme : le caractère
absolu de la fin poursuivie et l'indifférence aux
moyens. Pour se justifier de semer la terreur parmi les
populations non directement impliquées dans un
conflit, certains rappelleront, comme le fait Trotski,
que le terrorisme est au service d'une fin grandiose:
la libération d'un peuple ou l'émancipation
d'une classe sociale. Or ce type de justification est
déjà vicié dans le cas du terrorisme
"utile": la fin est souvent inaccessible ou
mythique; quant au moyen, il est absurde qui a
jamais pu établir que placer une bombe dans une
foule servait à réaliser la société
juste ou à créer un Etat libre ? Le terrorisme
extrême des récents attentats commis aux
Etats-Unis est encore plus radicalement étranger
à la logique de la fin et des moyens.
L'éradication
de la culture occidentale, le châtiment des impies
ou le règne absolu de la justice sont des thèmes
rhétoriques moulés dans une surenchère
absolutiste, ce ne sont pas des objectifs d'action. Les
attentats du 11 septembre n'ont pas été
revendiqués. Ne pas être identifiable, c'est
une façon de rendre impersonnels les prétendus
idéaux dont on se réclame, comme s'ils étaient
l'expression d'une justice universelle qui s'abat sur
tous.
Lors
du procès de Danton, Saint-Just avait inauguré
cette justification de la terreur: "Peu importe qu'on
meure de la peste ou de la révolution. La nature
morale (ou l'histoire) n'a pas à être plus
morale que la nature physique." On voudrait répondre
que, puisque nul ne connaît la nature morale, nul
ne sait quelles actions elle pourrait requérir.
De plus, lorsque les moyens ne sont pas discriminés,
lorsque les conséquences, qui pourraient aller
jusqu'à la destruction d'une partie de la planète,
ne sont aucunement prises en compte, la fin perd tout
contour. C'est donc une imposture intellectuelle de faire
passer le terrorisme pour un cas particulier de la raison
calculatrice, celle où il y aurait des pertes que
justifie un objectif, des ufs cassés pour
une omelette. Au bout du compte, il n'y aura que des ufs
cassés : personne n'a jamais vu les omelettes;
et, de toute façon, des ufs cassés
au marteau n'ont jamais pu servir à confectionner
la moindre omelette.
Troisième
caractéristique : avec le terrorisme, il devient
impossible de discuter la moralité ou l'immoralité
des moyens. Il n'existe plus de critères, indépendants
de la fin elle-même, qui permettent de juger si
les moyens choisis sont appropriés à cette
fin et proportionnés. Les sociétés
humaines ont pour condition que les individus renoncent
à la totalité de leur puissance d'agir en
échange de la sécurité. Le prix reconnu
à sa propre vie est une raison de passer des compromis
ou de négocier. Si ceux qui tuent considèrent
que non seulement les autres vies, mais même leur
vie ou celle de leurs proches sont sans valeur, comment
discuter des pertes et des gains, des moyens plus ou moins
bons?
Aucun
commentateur des récents attentats ne s'est posé
la question de savoir si les terroristes condamnaient
ou non, au regard de la morale ou de leurs valeurs privées,
les actes qu'ils ont commis; s'ils estimaient, par exemple,
que la terreur aveugle est un moyen mauvais, mais nécessaire.
Pourquoi? Parce qu'on sait intuitivement que le terrorisme
n'est pas un moyen immoral pour une fin bonne, mais qu'il
est la violence à l'état pur, sans objectifs
compréhensibles. La question d'un moindre mal n'a
même plus de sens : peu importe qu'il y ait 100
ou 3000 morts, peu importe qui sont ces morts.
Enfin,
le terrorisme cherche à se justifier par une définition
globale et partiellement aléatoire des cibles en
fonction du lieu où elles se trouvent et, accessoirement,
du moment où elles s'y trouvent. La loi des otages
illustre parfaitement cette logique. Ce n'est pas plus
immoral de tuer des otages, dit Trotski, que de tuer des
ennemis à la guerre. Même s'il y a parmi
les otages des enfants qui n'ont rien "fait",
ils ne se retrouvent pas en situation d'otages sans raison
puisqu'ils ont "des liens de classe et de solidarité
familiale" avec le camp combattu.
On
ne dira jamais assez qu'il y a dans cette justification
du terrorisme par une sorte de qualité abstraite
que les victimes partageraient (être né chez
les riches, déjeuner un jour d'août dans
une pizzeria de Jérusalem, se trouver au World
Trade Center à New York) une régression
morale effroyable. Contrairement à ce que pensent
Trotski et tous ceux qui justifient implicitement le terrorisme
en invoquant le désespoir, la fureur ou le mépris
ressentis devant le monde bourgeois ou occidental, tuer
un ennemi à la guerre, riposter à des tirs
de mortier sur des civils ou exercer des représailles
en légitime défense, ce n'est pas du tout
la même chose que tuer des enfants pris en otage,
des familles en vacances ou des hommes et des femmes qui
sont à leur travail.
On
protestera peut-être en soulignant qu'il est facile
de mener une polémique pareille après coup,
dans le confort de l'histoire advenue. On voudra rappeler
la violence de l'oppression dont sont victimes ceux qui,
poussés à bout, n'ont plus que la violence
pour recours. Comment leur reprocher, dans leur légitime
révolte, de n'avoir ni le temps ni même l'envie
de lésiner sur les moyens ?
Pareilles
objections sont bien connues et elles portent toutes à
faux. La violence est là, partout dans l'histoire.
C'est un fait qu'il faut constater, ce n'est pas une thèse
à défendre. Et encore moins une concession
qu'on pourrait accorder aux exigences de la révolte.
La réalité des oppressions et du désespoir
est incontestable ; elle invite à la solidarité
et recommande la recherche de tous les moyens d'action
qui permettront d'améliorer la situation : exiger
que les dossiers soient ouverts, revenir à la charge,
plaider en faveur de solutions négociées.
Mais
la volonté de comprendre doit aussi rester critique.
Elle ne doit pas renoncer à qualifier les actes
commis par les opprimés pour ce qu'ils sont. Elle
ne doit pas entretenir l'idée d'une légitimité
des malheureux qui excuserait tout. Elle doit dénoncer
les idéaux d'une prétendue libération
quand ceux-ci ne sont que des mythes qui entretiennent,
déplacent et réitèrent sans cesse
la violence. Elle doit refuser de diluer dans le malheur
social et politique, puis d'excuser pour cette raison,
des actes de terreur sans discrimination ni but. Enfin,
elle doit protester énergiquement quand, pour excuser
la violence des faits, on est prêt à considérer
que la responsabilité en est tout autant du côté
de la puissance qui est frappée que de la victime
excédée qui a frappé.
Derrière
la complaisance mise à reconnaître à
tous les laissés-pour-compte un bon droit automatique,
il y a la redoutable tentation intellectuelle de croire
qu'une revanche totale des opprimés absoudra le
monde des conflits et des malheurs. Il y a aussi, sous
l'apparence de la solidarité, beaucoup de condescendance.
Nos distinctions morales ne vaudraient-elles que pour
nous?