Je
veux dire mon effarement devant les débats préparatoires
à la campagne présidentielle que l'on entend
aujourd'hui.
Tout
se passe presque comme si le monde extérieur n'existait
pas. Nous parlons chômage et licenciements comme
si les grandes restructurations n'étaient pas le
fruit d'une frénésie mondiale d'intensification
de la concurrence et de boulimie des opérateurs
financiers. Nous parlons fiscalité comme si nous
n'étions pas soumis à une énorme
pression baissière et homogénéisante,
qui nous vient du monde entier, puissamment relayée
par l'Union européenne. Préserver dans cette
atmosphère notre niveau de redistribution, notre
protection sociale et l'ampleur de nos services publics
exige, au contraire, une stratégie explicitement
internationale, d'abord européenne et vigoureusement
offensive.
Nous
parlons violence urbaine, ce qui est un peu plus local
en effet, en faisant semblant d'ignorer qu'elle sévit
partout dans le monde et qu'elle y a partout des fondements
analogues, et en oubliant qu'une de ses dimensions majeures
aujourd'hui est sa relation fortement croissante avec
la drogue, qui elle-même fait l'objet de trafics
mondiaux en augmentation rapide et inquiétante.
Sur
ce même sujet, il y a plus à dire : l'accord
se fait parmi les observateurs pour estimer que la perte,
ou l'absence d'identité, constitue l'un des facteurs
les plus incitatifs à la violence. C'est de sens
que les jeunes d'aujourd'hui ont besoin, de projet de
société. Or, à la différence
des plus anciens, ils sont mondialisés, par la
musique, le vêtement, le goût des voyages,
le refus de tout racisme et pour beaucoup d'entre eux
par Internet. Une part notable de ceux qui ont des problèmes
sont d'origine africaine: où leur parle-t-on de
l'Afrique, de leurs racines?
Ils
sont tous hors d'état de faire leur un projet de
société borné aux limites de l'Hexagone.
Nous
parlons aussi santé, mais sans citer le sida ou
le paludisme. Or, faute d'efforts internationaux suffisants,
ces deux pandémies sont en pleine expansion. Combien
de temps croit-on que nos frontières seront étanches?
Nous
parlons surtout autorité de l'Etat, comme si le
problème essentiel n'était pas justement
le fait que les leviers majeurs de la transformation sociale
échappent de plus en plus à l'Etat.
Sur
tous ces sujets, plus quelques autres, les mesures et
stratégies dont on débat sont purement défensives,
et d'horizon national. C'est la ligne Maginot généralisée.
La France contemple son nombril.
Pourtant,
il faut s'y faire. La technique et la finance ont unifié
le monde, un monde dans lequel, contrairement à
ce que l'on a pu penser entre 1929 et 1932 ou aux lendemains
de la seconde guerre mondiale, le capitalisme a gagné.
Eussions-nous
réussi à mettre en place à la fin
des années 1970, ou au début des années
1980, une Europe efficace, décidant vite, parlant
d'une seule voix, et maniant aussi bien l'économie
ou la finance que la diplomatie ou les armées,
que cette Europe aurait sans doute pu peser en tant que
telle sur les affaires du monde, et contribuer à
limiter la violence mondiale et l'aggravation vertigineuse
des inégalités.
Mais
nous n'en sommes plus là, ce fut une affaire ratée.
Les égoïsmes nationaux y ont pourvu.
De
ce fait, nous sommes maintenant dans une phase dangereusement
inquiétante de l'histoire du monde. Nous avons
vécu après la seconde guerre mondiale trente-cinq
à quarante ans sans conflit majeur dans une croissance
à peu près régulière dont
les fruits, bien que très inégalitairement
partagés, bénéficiaient à
presque tout le monde dans les pays développés.
Après les secousses menaçantes de l'entre-deux-guerres,
et la guerre qu'elles avaient largement provoquée,
trois grandes régulations, chacune portant la signature
d'un homme, avaient contribué à la stabilisation
générale du système.
C'est
d'abord Henry Ford, déclarant: "Je paie mes
salariés pour qu'ils m'achètent mes voitures",
et illustrant par là la dynamisation de la demande
par une politique de fort pouvoir d'achat.
C'est
ensuite John Maynard Keynes décrivant le maniement
possible des finances publiques pour assurer la régularité
de l'évolution du système, en économie
contrôlée aux frontières.
Et
c'est enfin Beveridge théorisant la protection
sociale non seulement comme un devoir de solidarité
mais comme un filet de sécurité protégeant
le système contre une baisse excessive de pouvoir
d'achat en cas de crise grave.
Cela
marcha longtemps fort bien. Le problème des décennies
1960 et 1970 aurait dû être d'élargir
le bénéfice de ce développement régularisé
aux pays pauvres d'alors qui en étaient exclus.
Au
lieu de quoi, on a fait l'inverse. Milton Friedman et
son école monétariste, qui ont remporté
un succès mondial de propagande, se sont efficacement
attaqués à ces trois régulations,
obtenant pour ce faire l'accord de la majorité
des gouvernements. Ils ouvrent ce débat au moment
où l'essentiel des habitants des pays développés
ont atteint pour la première fois dans l'histoire
un pouvoir d'achat leur permettant de s'occuper de leurs
loisirs et de leur santé, et pas seulement de se
nourrir et de se loger.
Anthropologiquement,
la lutte contre les impôts, les règlements
et l'excès d'importance de l'Etat correspond à
l'exigence d'épanouissement individuel, d'où
son triomphe. Mais la définition en est limitée
à l'avoir, au quantitatif, à la consommation.
En
tout cas, le résultat est acquis. Les grandes régulations
stabilisantes ont disparu. La pauvreté de masse
a réapparu dans les pays développés,
les inégalités se creusent à une
vitesse qui s'accélère: le rapport des revenus
moyens par habitant était de 1 à 5 ou 6
en 1900, de 1 à 30 vers 1970. Il est maintenant
de 1 à 75. Cette situation est dangereusement explosive,
et l'écho rencontré par Ben Laden dans le
tiers-monde y trouve largement sa source.
Pis
encore, le système mondial est financièrement
gravement déstabilisé. Nous avons connu
entre 1990 et 2001 cinq grandes crises financières
dans le monde. Elles furent endiguées, à
plus ou moins grand coût. Le seront-elles toujours?
Déjà, les Etats-Unis font pression pour
réduire les pouvoirs du FMI.
Tout
cela n'est pas sans rapport avec la violence collective.
Si les guerres internationales classiques sont en voie
de disparition, une quarantaine de guerres plus ou moins
civiles sont en cours, toutes liées à la
pauvreté et à l'âpreté des
revendications de territoires ou de ressources naturelles
qu'elle provoque.
Nous
sommes dans ce monde-là. Il s'agit peut-être
de la première campagne électorale présidentielle
qui se déroulera dans une situation et une atmosphère
où tout le monde sait que notre sécurité,
nos emplois, la préservation de nos services publics
dépendent d'abord d'éléments extérieurs
à nos frontières. C'est dans ce contexte
que doit être traité le problème fameux
et récurrent du "projet de société".
Contrairement
à ce que beaucoup imaginent, il n'y a guère
de mystère sur les pistes à explorer pour
donner à nos enfants et petits-enfants, en France,
en Europe et dans le monde, une société
plus humaine et plus généreuse que celle
d'aujourd'hui. Elles sont principalement trois: la première
consiste à consolider alors qu'il est menacé,
à améliorer et à diffuser le modèle
aujourd'hui européen d'équilibre entre le
bien-être marchand que chacun acquiert par son travail,
la protection sociale qui cherche à ne laisser
personne sur le bord de la route et le développement
des services publics qui assurent à tous l'accès
à l'école, à la santé, à
l'eau potable, à l'électricité et
au système de transports.
La
deuxième consiste à redonner son sens et
son ampleur à la notion de solidarité. C'est
son affaiblissement qui permet l'irrépressible
montée de la grande pauvreté, l'aggravation
effrayante des inégalités et l'approfondissement
constant du fossé Nord-Sud. Le réveil de
la solidarité est déjà nécessaire
en France, mais c'est à l'évidence sur le
plan mondial qu'elle prend tout son sens et qu'au demeurant,
la jeunesse d'aujourd'hui l'exige.
La
troisième piste est au moins aussi évidente.
Elle consiste à tenter de limiter et de réduire,
par tous moyens et en tous lieux, la place excessive de
l'argent comme référence exclusive dans
l'organisation de la société. Que les biens
et services de culture, comme l'éducation et la
santé, soient protégés des règles
usuelles du marché. Que le sport soit préservé
des pressions capitalistes par des règles négociées
et transparentes, et qui bien sûr ne peuvent être
que mondiales. Que les facteurs constitutifs de nos identités
nationales, et d'abord nos langues, soient préservés.
Que soient soutenues et défendues les activités
économiques qui n'ont pas pour but l'enrichissement
personnel: coopératives, mutuelles, associations,
entreprises "intermédiaires" de réinsertion
sociale, réseaux d'échanges de savoirs,
réseaux de commerce équitable; en bref,
toute l'économie sociale et solidaire.
Toutes
ces structures existent, leur développement passe
par une reconnaissance et un statut européens,
puis par leur pleine intégration dans les règles
du commerce mondial telles qu'elles s'élaborent
à l'OMC.
Faire
progresser l'humanité dans ces directions exige
une meilleure gouvernance mondiale en matière de
paix ou de guerre, de lutte pour le développement,
de réduction des inégalités, d'environnement
et de progrès social. Ce qui est nouveau est que
maintenant notre vie quotidienne elle-même en dépend.
On ne tarira l'immigration excessive qu'en redonnant à
tous les peuples un espoir d'avenir chez eux.
La
France est ici devant un choix majeur. La grandeur et
la violence de son histoire l'ont conduite à penser
en termes universels plus que d'autres ne l'ont fait.
Ses valeurs républicaines affirment un équilibre
entre liberté et égalité mieux fondé
qu'il ne l'est en culture anglo-saxonne. La solidarité,
traduction pragmatique de la fraternité, y est
mieux enracinée.
Mais
c'est surtout la laïcité qui est le concept
majeur d'organisation sociale dont le monde a besoin pour
mieux cohabiter. Allons-nous, pour protéger ces
valeurs, nous isoler de l'Europe et du monde, souligner
nos différences, raréfier les contacts et
influences, que nous prenons pour des contaminations,
et défendre mordicus des institutions et des procédures
à la place des valeurs dont elles sont le produit?
Ou allons-nous nous immerger dans le mouvement de l'Europe
et du monde, mouvement bien incertain et qui ne sait guère
où il va, pour y proposer et faire triompher un
corps de valeurs dans lequel nous croyons si fort parce
que nous sentons que ce sont les meilleures?
Pour
ce dernier choix, le seul qui vaille parce que le premier
n'annonce que le déclin, notre particularisme institutionnel
jacobin est un obstacle. L'assouplir pour le rendre compatible
avec la compréhension et le mouvement des autres,
d'abord en Europe, est difficile. Le but essentiel d'un
programme électoral doit être de décrire
ce chemin.
Qu'il
s'agisse de paix ou de guerre, de développement,
de stabilité financière, de lutte contre
les inégalités ou la criminalité,
une meilleure régulation mondiale rencontre aujourd'hui
un problème dominant, dont tous les autres dépendent:
l'unilatéralisme résolu que les républicains
américains imposent au reste du monde et même
à 45% de leur propre nation.
Il
n'y a pas de priorité politique plus forte et plus
immédiate que de rechercher l'alliance de tous
ceux qui, riches ou pauvres, aspirent à la démocratie
dans un monde aux règles équitables, stables
et respectées, pour faire contrepoids à
cet hégémonisme dangereux. Le temps n'est
pas à souligner les différences. Mais si
ce combat est gagné, alors, et alors seulement,
nous ne protégerons que mieux nos particularismes!