Il
y a maintes façons de refuser la guerre. Le pacifisme
en est la version cohérente et directe. Elle est
fondée sur l'idée que le Bien est la seule
réponse au Mal, quels qu'en soient les effets:
je réagis à une action mauvaise par une
action bonne, tant mieux si je gagne, mais tant pis si
je perds, un jour le ciel me revaudra mon geste. C'est
un pari, radical, qui ne se discute pas. Mais très
peu le tiennent dans la foule de ceux qui refusent la
guerre. La plupart préfèrent les faux -semblants,
les arguties, tout sauf ces deux extrêmes horribles:
ne pas se défendre du tout et se défendre
absolument.
Cinquante
jours après les attentats contre New York et Washington,
les sociétés occidentales surnagent dans
les eaux troubles du doute et de la tergiversation. L'élan
de septembre est retombé, ce n'était qu'une
émotion qui s'estompe dans la durée. L'ennemi
est de moins en moins celui qui a tué 6000 «civils
innocents» américains et de plus en plus
celui qui tue des «civils innocents» afghans.
Celui qui se venge porte les torts car la vengeance n'appartient
pas, dit-on, à la culture occidentale. La non-vengeance
non plus cependant. Entre les deux, le vide, et dans ce
vide le désarroi, l'opportunisme, l'hypocrisie,
le sauve-qui-peut intellectuel.
Pour
échapper à la guerre qui fait de nous des
êtres non conformes à l'image idéale
que nous avons de nous-mêmes, nous dirons que George
W. Bush, notre chef putatif, souffre de manichéisme,
nous ne saurions donc le suivre. Nous dirons que l'Amérique
a tellement fait faux jusqu'ici qu'elle ne saurait légitimement
combattre ce qu'elle a créé (les talibans
par exemple, mais dans le lot, le régime saoudien,
le malheur palestinien, etc.). Nous dirons que la Justice
doit précéder la Force et que celle-ci est
naturellement injuste. En l'absence d'un programme global
pour la justice, notre Occident riche et puissant n'a
pas à sévir par le glaive contre ceux qui
l'attaquent, des opprimés, des ayants droit frustrés
de la richesse ou de la dignité, surtout pas des
«méchants».
Cet
argument est le plus paradoxal. Par une confiance illimitée
en nos propres ressources politiques et philosophiques,
nous espérons non seulement établir un ordre
mondial apaisé et juste mais ainsi faire disparaître
le Mal: quand nous aurons vaincu la pauvreté, l'inégalité
entre les nations et les peuples, il n'existera plus.
Occupons-nous donc d'abord de la pauvreté et de
l'inégalité. CQFD. Nous voilà pris
à notre propre piège. Notre combat pour
l'universalité des droits de l'homme tourne à
la farce: c'est en son nom qu'il faudrait ne pas peindre
le diable sur la muraille! A force d'humanisme, à
force de programmes d'amélioration de nous-mêmes
et des autres, nous avons perdu la capacité de
repérer la figure du Mal et de la désigner
comme totalement incompatible avec la vie. Il paraît
indécent d'écrire: Ben Laden «est»
le Mal. Il faudrait encore en apporter la preuve devant
un tribunal! Une plaidoirie, plutôt que la guerre.
La défense dirait: puisque nous ne sommes pas le
Bien, lui ne peut être le Mal.
La
guerre est une calamité, comme le Mal qui surgit
de temps en temps dans nos existences oublieuses avec
sa logique de destruction et de mort. Lui opposer le Bien
et prendre le risque d'en mourir peut être une option.
Ne rien lui opposer du tout n'en est pas une.