Pourquoi
le 11 septembre 2001? Depuis un an, on s'est beaucoup
interrogé sur la responsabilité américaine
dans ces attentats. Dans ces mêmes colonnes, des
intellectuels français ont tenu à faire
savoir qu'ils ne se sentaient pas américains, que
les attaques étaient "d'une certaine manière"
justifiées, que victimes et bourreaux ne se distinguaient
guère, le sociologue Jean Baudrillard osant même
cette phrase définitive: "Que tout le monde
sans exception ait rêvé (de ces attaques),
c'est un fait!". En un mot: l'Amérique "méritait"
d'être châtiée...
Eh
bien non ! D'abord, cette évidence: ce n'est pas
parce que l'on est haï que l'on est coupable. Ou
alors il faudrait rendre les juifs responsables de l'antisémitisme,
les Kurdes de la rage de Saddam Hussein, les Arméniens
de celle des Turcs... Les victimes du 11 septembre n'étaient
pas davantage responsables de la haine des terroristes.
Elles n'avaient commis qu'une faute: être ou censées
être américaines.
Si
ce ne sont les hommes, donc ce serait la nation qu'il
faudrait incriminer? Certes, la fameuse "innocence"
américaine est un mythe qui ne résiste pas
à un bref examen de l'Histoire : le massacre des
Indiens, l'esclavage, la guerre de Sécession, l'usage
de la bombe atomique, le Vietnam (même si le communisme
vietnamien était bien l'ennemi de toute liberté,
comme tant de boat people en ont ensuite témoigné),
l'aide aux dictateurs d'Amérique du Sud... Tout
cela le montre amplement: l'Amérique n'est pas
un pays innocent.
Mais
il n'y a pas de pays innocent. Regardons-nous, regardons
nos voisins, rappelons-nous les grands crimes du XXe siècle:
le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, qu'on ne peut
imputer à l'Amérique.
Peut-être,
me rétorquera-t-on, mais ce sont bien aujourd'hui
les Etats-Unis qui mènent une politique étrangère
écrasante, arrogante, méprisante, et voilà
le pourquoi des attentats. C'est oublier que leur préparation
est bien antérieure à l'actuelle administration
républicaine, et que l'attitude de Bill Clinton
était loin d'être aussi brutale que l'unilatéralisme
de Georges Bush, incapable aujourd'hui de justifier ses
menaces contre l'Irak.
Et
Israël, et le soutien des Etats-Unis à l'absurde
et cruelle politique d'Ariel Sharon? En aucun cas, la
destruction du World Trade Center ne pouvaient profiter
aux Palestiniens. Pour eux, Ben Laden n'a pas rebâti
des maisons ni créé des emplois. Son seul
projet (et on voit mal, néanmoins, en quoi les
attentats auraient pu le faire avancer) est, à
cet égard, "la libération totale de
la Palestine". C'est-à-dire le rejet de tous
les juifs à la mer.
Pour
l'instant, une seule certitude: cette année, le
sort des Palestiniens s'est aggravé. La faute à
l'Amérique? On s'indigne volontiers de "l'indifférence"
ou de l'incapacité des Etats-Unis dans le drame
du Proche-Orient, en oubliant que la création de
l'Etat d'Israël fut d'abord la conséquence
directe de l'antisémitisme et du colonialisme...
européens.
Et
la pauvreté dans le monde, insistera-t-on, comparée
à l'insolente richesse américaine? Ne justifie-t-elle
pas, elle, le 11 septembre? Pas davantage. Ben Laden et
les siens, purs produits du capitalisme libéral,
n'ont jamais formulé un programme d'aide, dépensé
un dollar pour fonder une école ou un hôpital.
En revanche, beaucoup de pauvres, après le 11 septembre,
ont perdu leurs maigres moyens de subsistance: ceux qui
travaillaient à New York, bien sûr, mais
aussi ceux qui, à travers le monde, ont un besoin
vital d'investissements étrangers (bien amoindris
depuis un an) ou vivent du tourisme (en Egypte, de vrais
musulmans, totalement démunis, m'ont dit: "Ben
Laden nous a tués, nous aussi").
Alors
pourquoi tant de gens, à travers le monde, se sont-ils
réjouis des attentats ou ont-ils prétendu
les "comprendre"? Voilà une vraie question.
Si, dans les pays pauvres, cette réaction est la
marque d'une souffrance profonde, d'un désarroi
réel, elle relève davantage chez nous d'un
inconscient culturel imprégné d'un bien
étrange et ancien anti-américanisme.
L'Amérique,
c'est vrai, est le symbole d'un monde riche et égoïste,
qui broie dans l'indifférence des millions d'êtres
humains. Mais elle n'est pas la seule: le capitalisme
européen n'est pas plus tendre, plus généreux,
ou moins mondialisé que le capitalisme américain.
La politique étrangère des pays d'Europe
n'est pas plus altruiste, plus dévouée,
plus désintéressée que celle de l'oncle
Sam. Face à la misère du monde, oui, nous
sommes tous Américains... Ou au moins, tous privilégiés,
tous égoïstes. Et pas seulement en Occident:
dans la détresse du monde arabe, la cupidité
et la tyrannie des élites jouent souvent un rôle
plus déterminant que cette maudite Amérique.
Les
terroristes du 11 septembre voulaient, nous dit-on, frapper
le capitalisme (dont ils font partie), la puissance militaire
(qu'ils envient) et la démocratie (qu'ils haïssent).
Ils ont blessé New York, la ville qui représente,
en effet, tout ce qu'ils détestent. Ils ont bien
"raison" de nous détester: en Amérique
comme en Europe, les femmes sont libres, on peut prier
ou rejeter Dieu, créer et écrire sans censure,
divorcer plusieurs fois ou s'aimer pour la vie. On peut
se jeter selon son cur, "à la poursuite
du bonheur", comme le rêvait Thomas Jefferson.
Mais
les terroristes n'ont pas tué des symboles. Ils
ont tué 3000 personnes, non pas pour ce qu'elles
faisaient mais pour ce qu'elles étaient. Qu'il
frappe des Américains, des Algériens, des
Palestiniens, des Israéliens, un crime de cette
nature ne peut et ne doit jamais être justifié.
Non, il n'y a jamais de "bonnes raisons", ni
économiques, ni sociales, ni politiques, à
la barbarie.
A
chercher des pourquoi du côté des victimes,
on trahit l'humanité, on tue l'essentiel de ce
que nous sommes. Souvenons-nous de l'inscription qui attendait
les déportés des camps: Hier ist kein Warum.
Ici, il n'y a pas de pourquoi.