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Terrorisme, guerre, mondialisation, démocratie...
Un choix de textes
pour garder les idées claires

Après le 11 sept. 01

 

Article de Nicole Bacharan, politologue, historienne, Le Monde (07.09.2002)
Il n'y a pas de "pourquoi" au 11 septembre

Pourquoi le 11 septembre 2001? Depuis un an, on s'est beaucoup interrogé sur la responsabilité américaine dans ces attentats. Dans ces mêmes colonnes, des intellectuels français ont tenu à faire savoir qu'ils ne se sentaient pas américains, que les attaques étaient "d'une certaine manière" justifiées, que victimes et bourreaux ne se distinguaient guère, le sociologue Jean Baudrillard osant même cette phrase définitive: "Que tout le monde sans exception ait rêvé (de ces attaques), c'est un fait!". En un mot: l'Amérique "méritait" d'être châtiée...

Eh bien non ! D'abord, cette évidence: ce n'est pas parce que l'on est haï que l'on est coupable. Ou alors il faudrait rendre les juifs responsables de l'antisémitisme, les Kurdes de la rage de Saddam Hussein, les Arméniens de celle des Turcs... Les victimes du 11 septembre n'étaient pas davantage responsables de la haine des terroristes. Elles n'avaient commis qu'une faute: être ou censées être américaines.

Si ce ne sont les hommes, donc ce serait la nation qu'il faudrait incriminer? Certes, la fameuse "innocence" américaine est un mythe qui ne résiste pas à un bref examen de l'Histoire : le massacre des Indiens, l'esclavage, la guerre de Sécession, l'usage de la bombe atomique, le Vietnam (même si le communisme vietnamien était bien l'ennemi de toute liberté, comme tant de boat people en ont ensuite témoigné), l'aide aux dictateurs d'Amérique du Sud... Tout cela le montre amplement: l'Amérique n'est pas un pays innocent.

Mais il n'y a pas de pays innocent. Regardons-nous, regardons nos voisins, rappelons-nous les grands crimes du XXe siècle: le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, qu'on ne peut imputer à l'Amérique.

Peut-être, me rétorquera-t-on, mais ce sont bien aujourd'hui les Etats-Unis qui mènent une politique étrangère écrasante, arrogante, méprisante, et voilà le pourquoi des attentats. C'est oublier que leur préparation est bien antérieure à l'actuelle administration républicaine, et que l'attitude de Bill Clinton était loin d'être aussi brutale que l'unilatéralisme de Georges Bush, incapable aujourd'hui de justifier ses menaces contre l'Irak.

Et Israël, et le soutien des Etats-Unis à l'absurde et cruelle politique d'Ariel Sharon? En aucun cas, la destruction du World Trade Center ne pouvaient profiter aux Palestiniens. Pour eux, Ben Laden n'a pas rebâti des maisons ni créé des emplois. Son seul projet (et on voit mal, néanmoins, en quoi les attentats auraient pu le faire avancer) est, à cet égard, "la libération totale de la Palestine". C'est-à-dire le rejet de tous les juifs à la mer.

Pour l'instant, une seule certitude: cette année, le sort des Palestiniens s'est aggravé. La faute à l'Amérique? On s'indigne volontiers de "l'indifférence" ou de l'incapacité des Etats-Unis dans le drame du Proche-Orient, en oubliant que la création de l'Etat d'Israël fut d'abord la conséquence directe de l'antisémitisme et du colonialisme... européens.

Et la pauvreté dans le monde, insistera-t-on, comparée à l'insolente richesse américaine? Ne justifie-t-elle pas, elle, le 11 septembre? Pas davantage. Ben Laden et les siens, purs produits du capitalisme libéral, n'ont jamais formulé un programme d'aide, dépensé un dollar pour fonder une école ou un hôpital. En revanche, beaucoup de pauvres, après le 11 septembre, ont perdu leurs maigres moyens de subsistance: ceux qui travaillaient à New York, bien sûr, mais aussi ceux qui, à travers le monde, ont un besoin vital d'investissements étrangers (bien amoindris depuis un an) ou vivent du tourisme (en Egypte, de vrais musulmans, totalement démunis, m'ont dit: "Ben Laden nous a tués, nous aussi").

Alors pourquoi tant de gens, à travers le monde, se sont-ils réjouis des attentats ou ont-ils prétendu les "comprendre"? Voilà une vraie question. Si, dans les pays pauvres, cette réaction est la marque d'une souffrance profonde, d'un désarroi réel, elle relève davantage chez nous d'un inconscient culturel imprégné d'un bien étrange et ancien anti-américanisme.

L'Amérique, c'est vrai, est le symbole d'un monde riche et égoïste, qui broie dans l'indifférence des millions d'êtres humains. Mais elle n'est pas la seule: le capitalisme européen n'est pas plus tendre, plus généreux, ou moins mondialisé que le capitalisme américain. La politique étrangère des pays d'Europe n'est pas plus altruiste, plus dévouée, plus désintéressée que celle de l'oncle Sam. Face à la misère du monde, oui, nous sommes tous Américains... Ou au moins, tous privilégiés, tous égoïstes. Et pas seulement en Occident: dans la détresse du monde arabe, la cupidité et la tyrannie des élites jouent souvent un rôle plus déterminant que cette maudite Amérique.

Les terroristes du 11 septembre voulaient, nous dit-on, frapper le capitalisme (dont ils font partie), la puissance militaire (qu'ils envient) et la démocratie (qu'ils haïssent). Ils ont blessé New York, la ville qui représente, en effet, tout ce qu'ils détestent. Ils ont bien "raison" de nous détester: en Amérique comme en Europe, les femmes sont libres, on peut prier ou rejeter Dieu, créer et écrire sans censure, divorcer plusieurs fois ou s'aimer pour la vie. On peut se jeter selon son cœur, "à la poursuite du bonheur", comme le rêvait Thomas Jefferson.

Mais les terroristes n'ont pas tué des symboles. Ils ont tué 3000 personnes, non pas pour ce qu'elles faisaient mais pour ce qu'elles étaient. Qu'il frappe des Américains, des Algériens, des Palestiniens, des Israéliens, un crime de cette nature ne peut et ne doit jamais être justifié. Non, il n'y a jamais de "bonnes raisons", ni économiques, ni sociales, ni politiques, à la barbarie.

A chercher des pourquoi du côté des victimes, on trahit l'humanité, on tue l'essentiel de ce que nous sommes. Souvenons-nous de l'inscription qui attendait les déportés des camps: Hier ist kein Warum. Ici, il n'y a pas de pourquoi.

 

 


Merci de me signaler les fôtes et les liens rompus!
Dernière mise à jour: 13.09.2002

François Brutsch - Genève - Suisse