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Terrorisme, guerre, mondialisation, démocratie...
Un choix de textes
pour garder les idées claires

Après le 11 sept. 01

 

Un entretien avec Ralph Peters, v.o. américaine dans American Heritage (février-mars 2003), publié en français par CheckPoint
"Le Shah finit toujours par tomber"

Ancien spécialiste du renseignement, analyste, éditorialiste et romancier, le lieutenant-colonel Ralph Peters est l'un des auteurs contemporains les plus pertinents en matière de stratégie. Il commente ici sans aménité la politique étrangère américaine et défend le rôle historique des Etats-Unis.

Les historiens militaires écrivent parfois des biographiques de gens qu'ils nomment les intellectuels militaires. De tels individus sont intéressants, parce qu'ils peuvent avoir un vaste effet sur l'histoire, et aussi parce qu'ils conjuguent en une carrière deux modes de vie souvent considérés comme incompatibles – la réflexion et l'action.

Lieutenant-colonel en retraite de l'US Army, Ralph Peters est un personnage de ce type. Parallèlement à une carrière commencée comme homme du rang, il a publié huit romans et écrit une série remarquable d'essais pour la revue Parameters durant les années 90. La perspective historique et culturelle qu'il développe est particulièrement perceptible dans les deux livres récemment publiés qui les rassemblent.

Si ses romans sur l'Armée rouge ou la guerre future ont suscité l'intérêt des spécialistes, ses écrits sur l'affrontement des cultures, la nouvelle caste de guerriers ou la contagion irrésistible des idées ont obtenu un écho très large après le 11 septembre 2001. Il fait d'ailleurs partie de ces intellectuels américains que la guerre contre le terrorisme a mis sur le devant de la scène, à l'instar de Victor Davis Hanson, et le New York Post publie ses analyses plusieurs fois par semaine.

- Vous avez suggéré que maintenir la stabilité devrait rarement – voire jamais – être le but de la politique étrangère américaine. Ce qui est pour le moins diamétralement opposé à ce que pensent la plupart des penseurs stratégiques.

- Il y a certainement des périodes pendant lesquels la stabilité en politique internationale est désirable, mais une obsession pour la stabilité pour le monde sous-développé signifie le maintien de l'échec, sinon pire. Surévaluer la stabilité est un héritage de la guerre froide, durant laquelle nous avons rationalisé notre soutien à des régimes très cruels et déposé des gouvernements élus qui nous déplaisaient. On pouvait le justifier dans le cadre de la lutte d'ensemble. Mais on ne peut plus le justifier maintenant.

Ce que j'ai écrit, c'est que le Shah finit toujours par tomber, que Saddam se retourne toujours contre vous et que les Saoudiens vous trahissent toujours. Si nous soutenons le mal, le prix à long terme est presque toujours trop haut. Et maintenant nous n'en avons plus besoin. Depuis 1989, ou 1991 selon quelle date on choisit, nous sommes la seule superpuissance. Nous n'avons pas pensé à ce que nous faisions.

- Est-ce que j'entends des échos de Woodrow Wilson?

- Si nous regardons les années 90, l'Amérique a défendu un héritage de tsars, d'empereurs, de kaisers et de rois. C'est ridicule. La plus grande démocratie de l'histoire défend des frontières tracées par des impérialistes européens à Berlin entre 1884 et 1885 ou à Versailles – et certaines remontent même au Congrès de Vienne de 1815. Lorsque nous disons que les frontières sont inviolables, que nous respectons toujours la souveraineté, nous faisons comme si l'humanité avait d'une certaine manière atteint cet état magique où les frontières existantes étaient parfaites. Eh bien, elles ne sont pas parfaites. Par exemple, ne serait-il pas préférable qu'il y ait des modifications de frontières en Afghanistan, et que ses territoires au nord et à l'ouest fassent partie d'un Ouzbékistan et d'un Iran agrandis? Ces territoires n'ont pas toujours été afghans. Je ne prétends pas que de tels changements se feraient pour le mieux. Je dis qu'il faut au moins penser à de telles options. A Washington DC, et spécialement au Département d'Etat, on n'y pense même pas. C'est une pure inertie.

J'aimerais nous voir revenir là où il est possible, dans les limites réalistes de la géostratégie, de soutenir des plébiscites pour que les gens puissent décider avec qui ils veulent vivre et qui devraient être leurs dirigeants. J'aimerais nous voir du côté des droits de l'homme. Nous parlons des droits de l'homme de manière très sélective. Nous accablons la Birmanie parce que nous n'avons pas d'échanges avec elle, mais les abus de l'Arabie Saoudite en matière de droits de l'homme sont bien pires, et nous n'en disons rien. Nous devons parfois être ponctuellement prudent, comme avec la Turquie, notre grand porte-avions au Moyen-Orient, mais même avec la Turquie nous pourrions parler durement en coulisse. Les droits de l'homme devraient toujours être l'un des piliers de notre politique étrangère. Je veux que l'Amérique soit du côté des opprimés, des masses oppressées, des gens las et pauvres. Pourquoi pas?

- Vous avez expliqué que la tâche des Etats-Unis consiste à détruire des empires, et que les Etats-Unis ont été la plus grande des puissances anti-impérialistes.

- Il est encore difficile d'évaluer l'impérialisme européen à tête reposée. Nous en sommes trop proches. Lorsque nous examinerons la question dans quelques siècles, je me doute que nous déciderons que les puissances impériales ont fait certaines bonnes choses, plein de mauvaises et énormément d'indifférentes. Mais à notre époque, elles ont depuis longtemps outrepassé leur utilité. Elles ont probablement commencé à le faire au XVIIIe siècle, certainement au XIXe et absolument durant le XXe. Les Etats-Unis semblent presque une réponse organique au problème de l'empire. Si vous regardez nos guerres, avant même de former une nation – par exemple, les séries de conflits menant à la guerre française et indienne – nous nous battions contre des empires tout en faisant partie de l'un d'entre eux. Nous nous battions contre l'empire français sous une suzeraineté britannique.

Le choc des civilisations est une grande thèse, mais elle ne décrit pas un nouveau phénomène. L'histoire de la Méditerranée orientale au XIIe siècle avant J.-C. est celle d'un choc de civilisations, comme le sont les guerres impériales du XVIIIe siècle. Durant ce siècle, la guerre française et indienne est cruciale, et la milice coloniale est décisive. Sur les plaines d'Abraham [bataille du 13 septembre 1759 durant la Guerre de Sept Ans, appelée guerre française et indienne aux Etats-Unis, et où la défaite de Montcalm face aux Britanniques a sonné le glas de la Nouvelle France, note du traducteur], nous prouvons que les empires modernes peuvent tomber. Nous montrons que c'est possible. Nous affrontons deux fois le plus grand empire de cet âge, une fois pour l'éjecter et une autre pour confirmer qu'il doit rester chez lui. Notre guerre suivante est contre l'empire mexicain. La première phase de notre lutte contre les empires culmine avec la guerre civile, lorsque nous détruisons les héritages impériaux de l'esclavagisme humain et l'aristocratie foncière. Cette première phase s'achève avec l'achat de l'Alaska par Seward, qui définit en gros le territoire américain comme nous le connaissons, à l'exception d'Hawaii.

- Quelle est la deuxième phase?

- La phase deux commence en 1898, quand l'Amérique commence à regarder à l'extérieur. De nos jours, nous sous-estimons la guerre ibéro-américaine, parce que nous supposons que les guerres importantes sont sanglantes. Celle-là n'était pas sanglante, mais c'était la première fois qu'une puissance extraeuropéenne détruisait un empire européen. L'empire hispanique était décrépit, archaïque et en faillite, mais c'était un empire, et nous sommes parvenus à le briser, en commençant à devenir une nouvelle forme d'empire dans ce processus. Les Japonais ont vu que les Européens ne se sont pas tous ligués contre les Américains lorsque ceux-ci ont détruit un empire européen, de sorte que 6 ans plus tard ils s'en sont pris à un autre empire décrépit en Extrême-Orient, l'empire des Tsars, et en ont détruit une partie. Durant la Première guerre mondiale, nous nous battions aux côtés d'empires mais également contre eux, et nous avons détruit les empires décrépits austro-hongrois et ottoman, ainsi que le Deuxième Reich. Durant la Seconde guerre mondiale, nous avons détruit l'empire italien, l'empire nippon et le Troisième Reich allemand. A la fin de la guerre froide, nous avons détruit le dernier empire européen survivant, l'incarnation soviétique de l'empire des Tsars, et d'une certaine manière sommes devenus un empire nous-mêmes, bien que d'un nouveau genre.

Ce processus a été séquentiel et complexe. En Indochine, nous étions une puissance anti-impériale menant des guerres impériales contre des anti-impérialistes soutenus par des puissances impériales. Le communisme était une force impériale, la dernière grande vague de l'impérialisme européen. Mais en même temps, les Vietnamiens et les Cambodgiens menaient leur propre lutte anti-impérialiste contre nous. Jusqu'aux années 90, nous avons été directement ou indirectement impliqués dans la destruction de presque chaque empire européen. Même les Hollandais en Indonésie ont dû plier bagage en 1949, parce que l'Amérique a simplement dit "vous devez rentrer chez vous." Les Belges se sont largement évanouis tous seuls. Les Portugais aussi dans une large mesure, mais hélas nous avons apparemment donné à l'Indonésie le feu vert pour les expulser du Timor Oriental, ce que nous avons regretté moins d'un quart de siècle plus tard. Finalement, en restructurant des empires, nous avons pris l'habitude nous comporte un nouveau genre de puissance impériale. J'aimerais que nous continuions à être cette sorte de puissance impériale éclairée. C'est la chose la plus morale, la plus juste et la plus sage à faire.

- Est-ce que l'empire chinois est le dernier que selon vous l'Amérique va détruire?

- Je ne considère pas la Chine comme un empire. Elle a certaines possessions impériales, mais ce n'est pas un empire dans le sens européen. Je pense que la plus grande menace pour les Chinois est la division interne. Il pourrait y avoir une période d'Etats en guerre. Nul ne sait si nous verrons une division entre la riche côte orientale et l'intérieur paupérisé, si nous verrons une démocratie chinoise ou une dictature renouvelée, peut-être sous une forme grotesque ou monstrueuse. La Chine est la grande inconnue de ce siècle. Il est important pour nous d'éviter l'arrogance américaine consistant à imaginer que nous avons un effet décisif sur une puissance comme la Chine. Nous n'aurons même pas un effet décisif sur l'Indonésie, mais si nous nous engageons là, nous pouvons faire la différence. La patience est l'une des grandes vertus faisant défaut aux Américains. C'est le cas dans nos vies privées, c'est le cas dans nos habitudes de consommation, et c'est certainement le cas en géostratégie.

- Nous manquons de patience, mais vous pensez que les Américains ont des qualités qui augmentent notre avantage contre de possibles concurrents. Quels sont-ils?

Je crois que notre plus grand avantage est peut-être une tradition qui s'est développée depuis des siècles, et que nous avons hérité de l'Angleterre. C'est notre tradition d'ouverture envers les nouvelles informations, de respect pour les données empiriques et de résistance aux concepts théoriques autres que ceux générés par la communauté scientifique. Les concepts théoriques ont produit des dommages gigantesques en Europe au XXe siècle, et une grande part du reste du monde vit dans un monde imaginaire. Ils n'ont pas notre capacité enracinée et durement apprise de séparer les faits de la fiction. Nous avons nos propres mythes, mais nous ne les laissons pas nous paralyser et nous les remettons en question. Il y a bien des manières de diviser le monde, mais je crois que l'une des plus utiles est de distinguer les sociétés factuelles des sociétés mythomanes. Ecoutez la rhétorique de nos ennemis. Ils s'amourachent de leurs propres mythes, à la fois anciens et relativement récents, et ce sont des mythes d'auto-justification.

L'autre avantage crucial pour les Américains est le fait que durant les 150 dernières années, les femmes américaines se sont battues pour accéder au marché de l'emploi et au système éducatif. Cela signifie qu'aujourd'hui, l'Amérique fonctionne comme en temps de guerre au niveau de l'utilisation du capital humain. Rosie la Riveteuse siège au conseil d'administration, peuple les campus, décolle de porte-avions. Les nombres ne sont pas difficiles à comprendre. L'arithmétique est élémentaire. Grâce à Elizabeth Cady Stanton, grâce à Susan B. Anthony – et aux Pankhurts en Angleterre – l'économie américaine est florissante. Greenspan a fait un bon travail, mais ce sont réellement les féministes qui ont fait pencher la balance.

Regardez notre incroyable ouverture dans l'utilisation du capital humain, les multiples révolutions survenues dans nos vies et qui continuent, l'intégration dans notre société des femmes, des minorités, des seniors. Traditionnellement, le rôle des personnes âgées a été de consumer les ressources, de garder les enfants et de mourir. Oui, ils sont romantisés comme source de sagesse, mais en fait ils crachent dans la soupe. Dans l'Amérique d'aujourd'hui, ils sont en meilleure santé et plus actifs. Mon beau-père est l'un de mes héros. Ancien Marine, vétéran de la Corée, ouvrier, il a travaillé dur toute son existence, et a construit une bonne vie pour lui et sa famille. Sa femme a également travaillé. A présent, il a formellement pris sa retraite, mais il travaille avec Habitat for Humanity, il conduit une ambulance comme bénévole, et il travaille toujours à temps partiel pour son employeur lorsqu'il a besoin de lui. Il a environ 70 ans et apporte encore une contribution. Et ceci se produit à une époque où en Europe, si vous perdez votre emploi à 50 ans, vous n'allez probablement plus en avoir un autre.

- Bien entendu, nous sommes à présent plutôt concentrés sur le monde islamique. Qu'est-ce que l'histoire suggère sur la manière dont les choses vont se dérouler?

Après avoir voyagé et vu une bonne partie du monde – plus de 50 pays – il me paraît clair que certaines cultures sont mieux structurées que d'autres pour le succès dans le monde postmoderne. Je suis très pessimiste quant aux pays arabes au cœur de l'islam. Je pense que les Indonésiens ont une chance en se battant. La Perse peut nous surprendre tous et devenir la première démocratie à économie de marché de cette partie du monde. L'Iranien moyen veut désespérément retrouver l'Occident, et l'Amérique en particulier. Je suis donc plein d'espoir à propos de l'Iran – la civilisation perse est étonnamment robuste – ainsi que pour la Turquie.

Dans les pays où se déroule une lutte pour l'âme et le futur de l'islam, le verdict attend encore. Je suis en fait de plus en plus optimiste. Mais je crois que les derniers siècles démontrent que les cultures qui oppressent les femmes, qui n'ont pas la liberté de l'information, qui ne valorisent pas l'éducation laïque, qui ont une religion dominante parasitant l'Etat et détenant le pouvoir, dont l'organisation sociale de base est un clan, un tribu ou une famille, ne vont simplement pas concurrencer l'Occident, et spécialement les Etats-Unis. Je suis donc extrêmement pessimiste au sujet du vieux centre islamique.

J'ai personnellement le sentiment que nous avons fait la grossière erreur de nous aligner avec les Arabes les plus oppresseurs, avec les Beverly Hillbillies [du nom d'une sitcom des années 60 et 70, où une famille devenue soudainement riche après avoir découvert du pétrole s'établit dans le quartier huppé de Beverly Hills, NDT] du monde arabe. D'autres Arabes ont construit Damas, Cordoue, Bagdad, Le Caire. Les Saoudiens n'ont jamais rien construit. Le fait qu'ils aient accédé à leurs richesses pétrolières a été un désastre, non pour nous mais pour le monde arabe, parce qu'il a donné à ces péquenauds malveillants le pouvoir économique brut sur les populations d'Etats islamiques pauvres comme l'Egypte. Le dicton absolument exact sur Al-Qaïda affirme que les Saoudiens ont fourni l'argent et les Egyptiens les cerveaux. De sorte que l'argent saoudien, dépensé pour soutenir leur version grotesquement répressive de l'une des plus grandes religions du monde, a été un désastre pour le monde arabe.

- Quelles sont selon vous les origines historiques de notre force ?

- La liberté de l'information provient de deux choses, les caractères imprimés et la Réforme protestante. Elle profite à tout le monde, quelle que soit sa religion, parce qu'elle brise l'idée d'une seule voie vers la vérité. L'imprimerie rend possible la Réforme, parce que soudain la seule vraie église ne peut plus contenir des mouvements hérétiques. L'information circule plus vite qu'elle ne peut être étouffée. Et la Réforme protestante est l'événement central de l'essor de l'Occident. Elle ouvre la porte à la dernière grande religion occidentale, la religion laïque de la science. Sans cette fissure, sans cette rupture dans la seule voie de la vérité, vous n'avez pas de science.

L'histoire symétrique de l'Islam est stupéfiante. Dix ans après l'invention de l'imprimerie par Gutenberg, un prince, astronome, mathématicien et poète, Ulugh Beg de Samarcande, construisit un grand observatoire. C'était un génie, leur Galilée, mais les mollahs l'ont assassiné, et je considère cet instant comme le point à partir duquel tout a commencé à se calcifier. Il y a des myriades de facteurs dans le déclin islamique, mais le déclin s'est lui-même avéré irréversible. Les Musulmans n'en ont jamais fait le tour; ils n'ont jamais eu leur Réforme pour briser la voie unique. Vous êtes sunnite ou chiite, ou peut-être issu d'un culte soufi. Et la raison pour laquelle l'Indonésie a une chance, c'est parce qu'elle ne s'est jamais engagée sur une voie unique.

-Vous avez affirmé que les concepts des relations internationales datant du XIXe siècle pourraient être démodés. En fait, n'êtes-vous pas plutôt sceptique quant à la souveraineté nationale, les organisations internationales et le droit international?

L'idée de souveraineté absolue est relativement nouvelle, et elle dérive d'accords entre rois, empereurs, kaisers et tsars pour leur bénéfice mutuel. Ce qui nous reste de l'essor des nations dans l'Europe au XVIIe et au XVIIIe siècles, c'est un héritage nous interdisant d'intervenir dans des Etats lorsqu'ils massacrent leurs propres citoyens parce qu'ils sont souverains. Dans cette logique, Hitler serait resté parfaitement légitime aussi longtemps qu'il ne tuait que des Juifs allemands. Cette idée est manifestement fausse. Tout Etat ne profitant qu'à un dictateur, une oligarchie ou une clique, oppressant, brutalisant et même massacrant leurs propres citoyens, n'a aucune prétention légitime à la souveraineté – point. La souveraineté est excellente pour le Japon contemporain, pour les Etats européens, ou d'ailleurs pour l'Inde. Le Mexique est en train d'y venir et s'y efforce durement. Mais des Etats comme l'Irak de Saddam, la Yougoslavie de Milosevic et un certain nombre de kleptocraties africaines n'ont aucune prétention légitime à la souveraineté.

- Cela fait partie de votre appel à une révolution dans l'éthique militaire américaine. L'un de vos points les plus controversés est qu'il est faux pour nous de refuser d'assassiner les leaders des forces ennemies.

Oui, nous avons une prohibition contre l'assassinat. Nous avons tendance à l'associer aux excès de la CIA, mais c'est une tradition plus ancienne, et elle remonte également aux accords mutuels entre rois décidant de ne pas se tuer l'un l'autre : "Nous sommes en guerre, et nous allons conquérir la Bourgogne et la Flandre, mais nous n'allons pas vous déposer, nous n'allons pas vous tuer, parce qu'alors vous pourriez nous tuer." C'était un gentleman's agreement. Aujourd'hui, il devrait être évident que si le problème est Saddam, la solution n'est pas de viser la population irakienne, qui souffre infiniment plus que nous. La solution est de viser Saddam et sa clique [cet entretien a été publié avant le début de l'interventio internationale en Irak, NDT]. Encore une fois, ce sont les limites d'un langage hérité. L'assassinat est un mot tabou, et nous n'en avons pas de meilleur. Ce que nous commençons à avoir, c'est la technologie pour contourner les armées engagées et s'en prendre aux commanditaires. Est-ce que cela ne serait pas bien plus moral que creuser notre chemin à travers les conscrits qui n'ont pas demandé d'être là?

- Voici dix ans, vous étiez bien plus sceptique à propos des interventions militaires US dans les pays en voie de développement. Pourquoi un tel changement d'avis?

- J'avais tort, et j'en ai tiré les leçons. L'expérience-clef a été mon implication distante – très distante – dans la première crise des Balkans, en 1992. La Yougoslavie était initialement un petit cancer, mais nous l'avons laissé se métastaser. A cette époque, les Forces armées américaines subissaient une réduction. Nous avions de très petites forces pour nos responsabilités globales. Les Européens se vantaient de ne plus avoir besoin des Etats-Unis; l'Union soviétique avait disparu, et ils pouvaient le faire eux-mêmes. Et j'ai pensé, super, laissons les Français, les Allemands et les Britanniques s'occuper des Balkans. Ils avaient certainement les effectifs et l'argent. Je pense toujours que l'Europe avait la puissance pour le faire, mais je me suis trompé au sujet de sa volonté. Avec le recul, je crois que le seul espoir d'éviter un bain de sang était une implication précoce et décisive des Etats-Unis. Je conserverai toujours la honte d'avoir pris au mot les Européens et d'avoir élevé ma voix mineure contre une intervention en Yougoslavie, en 1992.

Après le Vietnam, où nos dirigeants l'ont laissée se dessécher, notre armée s'est méfiée à l'extrême des interventions. Mais quelquefois nous sommes le gardien de notre prochain. Nous savons quand les violations des droits de l'homme sont intolérables, quand le génocide se déroule. Quelquefois il faut y aller, quelquefois le prix est juste et on devrait y aller, et parfois c'est impossible de le faire et stupide d'essayer. Mais il faut une compréhension étroite, une appréhension charnelle des cultures étrangères, afin de pouvoir juger avec sagesse et objectivité. C'est pourquoi nous avons besoin de meilleurs renseignements. On ne peut pas intervenir partout. Il faut choisir les missions réalisables.

La Somalie était par exemple une erreur. C'était l'un de ces cas où nous devions apporter de la nourriture, puis partir. L'extension de la mission est souvent utilisée comme excuse pour ne rien faire, mais en Somalie, où nous sommes restés trop longtemps pour essayer d'en faire trop, il s'agissait d'une plainte valable. Nous nous sommes retrouvés au milieu d'une guerre de clans autour de la nourriture, du pouvoir et du terrain tribal, et parce que nous ne pouvions pas les arrêter, nous n'aurions pas dû l'essayer. Nous avions une politique étrangère de M. Micawber [célèbre personnage créé par Charles Dickens dans David Copperfield, NDT], espérant que quelque chose se produirait, espérant qu'ils verraient la lumière et qu'il y aurait une solution magique. Mais il n'y a jamais de solution magique dans des Etats dévastés et déchirés par la guerre. Après la bataille de Mogadiscio, que nous avons gagnée de manière écrasante, nous avons fait empirer les choses en partant. La faillite nerveuse de l'administration Clinton à encouragé nos ennemis à croire que lorsque vous tuez quelques Américains, ils vont décamper. Oussama ben Laden parlait beaucoup de la Somalie.

- Mais vous avez affirmé que la domination militaire américaine dans la guerre conventionnelle est sur le point d'être écrasante, et que personne ne va nous affronter selon nos règles. Est-ce que le futur ne sera pas dès lors fait surtout de Somalies?

- N'importe quel dictateur ou régime désireux d'affronter les Forces armées US dans une guerre conventionnelle est un idiot, mais il y a toujours des idiots. Des ennemis plus sages prendront une méthode asymétrique. L'opération du 11 septembre, aussi détestable qu'elle soit, était brillamment exécutée: complexe, bien imaginée et incroyablement bien conduite. Ils ont sérieusement sous-estimé notre puissance et notre réponse, de sorte que la leçon globale est de ne jamais sous-estimer ses adversaires. Cette leçon est largement applicable. Des régimes ou des entités non étatiques radicaux peuvent prendre des approches imaginatives, incisives et asymétriques, mais nous devons également nous soucier de puissances majeures opposées. Il n'est même pas constructif de donner des noms.

- Vous avez montré les conséquences néfastes des succès comparatifs de l'Amérique, en suggérant que ce nouveau siècle pourrait être sombre par leur faute.

La jalousie est une puissante émotion humaine. La haine est une énorme expression émotionnelle. La condamnation est cathartique. A cette période de l'histoire, les Etats-Unis sont humains, libres, riches et puissants. Le monde islamique arabe en est exactement l'opposé. Notre succès est exaspérant pour des gens qui chérissent leur propre culture, qui aiment leurs traditions même si elles ne fonctionnent plus, et qui regardent notre énorme succès avec une envie muette.

Voici dix ans, lorsque j'ai essayé de parler du rôle des croyances religieuses et de la force de la religion, ce n'était pas considéré comme un facteur stratégique sérieux. Les gens parlaient de l'économie et de la démographie, des structures politiques et des théories du développement. Depuis le 11 septembre, les gens sont parfaitement satisfaits de parler de religion. A l'avenir, nous parviendrons à reconnaître les névroses, voire les psychoses, qui sont bien trop répandues dans le cœur arabe du monde islamique. Je crois qu'une terreur primitive de la sexualité féminine est un facteur stratégique important que nous ne sommes pas parvenus à examiner. Les mâles de ces cultures traditionnelles voient des images de Pamela Anderson ou regardent des films de Sharon Stone, et ils en redemandent. Mais ils ne veulent pas que leurs filles ou leurs femmes se transforment en Pamela Anderson, Britney Spears ou d'ailleurs Emmylou Harris [une chanteuse de country américaine, NDT]. Ils sont fascinés par la composante sexuelle de notre culture, que nos médias exagèrent grossièrement et qu'ils interprètent mal.

Ils ne comprennent pas que la plupart des Américains mènent des vies étonnamment morales, que nous travaillons, que nous allons à l'église, et que nous ne sommes pas constamment lascifs. Nous prenons du bon temps à l'université et durant notre jeunesse; puis nous passons à autre chose. Mais cela ne fonctionne pas dans une culture qui considère la virginité féminine comme le bien ultime à être échangé au bénéfice de la famille ou du clan. Nous avons dépassé cette vision, bien que cela nous ait pris beaucoup de temps. En Occident, la grande révolution du XXe siècle a été la pilule contraceptive. La transition pour les femmes d'une propriété à un membre à part entière de la société a été la plus grande révolution de l'histoire humaine, et ses répercussions vont se faire sentir pendant des siècles. Les cultures répressives en sont horrifiées, parce qu'elle remet en question leurs idées les plus fondamentales au niveau biologique, sociologique et religieux. Cependant, l'oppression des femmes n'est pas seulement une violation des droits de l'homme, c'est aussi un pari suicidaire pour l'avenir.

- Vous avez écrit que l'incapacité à imaginer le fait que la richesse américaine provienne du travail est une autre raison pour laquelle nos ennemis ne peuvent pas nous comprendre.

- Je suis un grand croyant de l'Amérique et du Rêve américain, mais dans mon cas il a pris environ 5 générations. Je suis le descendant de mineurs par les deux côtés. Avant moi, les miens ont craché leurs poumons, ont été affamés durant les grèves, et ont vécu dans des habitations communes avec 12 à 15 personnes dans deux chambres minuscules, jusqu'à ce que la tuberculose réduise les effectifs. Il a fallu beaucoup de temps à l'Amérique. Nous avons travaillé longuement et durement, et nous avons souffert, combattu, mené nos batailles internes, et sommes morts dans des guerres. L'Age d'Or n'était pas très lumineux pour la plupart des Américains. Les gens des pays en voie de développement ne voient que la richesse, et non la longue lutte pour créer cette richesse, et ils font la supposition confortable que les Américains sont riches en raison du vol.

J'aimerais que plus de gens lisent des livres anciens, notamment certains d'entre eux qui sont aujourd'hui prétendument discrédités. L'éthique protestante de Weber a été rejetée par les révisionnistes. Peut-être devrions-nous la réhabiliter partiellement, parce que l'éthique du travail est importante, et que toute culture n'en a pas nécessairement une. Un autre auteur qui mérite une certaine réhabilitation est Sigmund Freud, parce que la terreur de la sexualité féminine est un phénomène réel et paralysant. Et William James. Lisez les Varieties of Religious Experience, et vous connaîtrez Al-Qaïda mieux qu'avec n'importe lequel de ces livres instantanés sur Oussama bin Laden. Un autre est The Pursuit of the Millennium de Norman Cohn. C'est le meilleur volume unique dans tout langage sur les racines du fanatisme religieux. Mes écrits stratégiques – faute d'un meilleur terme – sont clairement influencés par l'expérience et l'observation directe, mais aussi par la lecture. Toute observation sans lecture est presque aussi mauvaise que la lecture sans l'observation. Lorsque nous pensons aux indices disponibles pour formuler une grande stratégie américaine dans les années à venir, l'étude de l'histoire est tout ce que nous avons.

Interview: Fredric Smoler
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat

 

 


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Dernière mise à jour: 28.07.2003

François Brutsch - Genève (Suisse) & London (UK)