Ancien
spécialiste du renseignement, analyste, éditorialiste
et romancier, le lieutenant-colonel Ralph Peters est l'un
des auteurs contemporains les plus pertinents en matière
de stratégie. Il commente ici sans aménité
la politique étrangère américaine
et défend le rôle historique des Etats-Unis.
Les
historiens militaires écrivent parfois des biographiques
de gens qu'ils nomment les intellectuels militaires. De
tels individus sont intéressants, parce qu'ils
peuvent avoir un vaste effet sur l'histoire, et aussi
parce qu'ils conjuguent en une carrière deux modes
de vie souvent considérés comme incompatibles
la réflexion et l'action.
Lieutenant-colonel
en retraite de l'US Army, Ralph Peters est un personnage
de ce type. Parallèlement à une carrière
commencée comme homme du rang, il a publié
huit romans et écrit une série remarquable
d'essais pour la revue Parameters durant les années
90. La perspective historique et culturelle qu'il développe
est particulièrement perceptible dans les deux
livres récemment publiés qui les rassemblent.
Si
ses romans sur l'Armée rouge ou la guerre future
ont suscité l'intérêt des spécialistes,
ses écrits sur l'affrontement des cultures, la
nouvelle caste de guerriers ou la contagion irrésistible
des idées ont obtenu un écho très
large après le 11 septembre 2001. Il fait d'ailleurs
partie de ces intellectuels américains que la guerre
contre le terrorisme a mis sur le devant de la scène,
à l'instar de Victor Davis Hanson, et le New
York Post publie ses analyses plusieurs fois par semaine.
-
Vous avez suggéré que maintenir la stabilité
devrait rarement voire jamais être
le but de la politique étrangère américaine.
Ce qui est pour le moins diamétralement opposé
à ce que pensent la plupart des penseurs stratégiques.
-
Il y a certainement des périodes pendant lesquels
la stabilité en politique internationale est désirable,
mais une obsession pour la stabilité pour le monde
sous-développé signifie le maintien de l'échec,
sinon pire. Surévaluer la stabilité est
un héritage de la guerre froide, durant laquelle
nous avons rationalisé notre soutien à des
régimes très cruels et déposé
des gouvernements élus qui nous déplaisaient.
On pouvait le justifier dans le cadre de la lutte d'ensemble.
Mais on ne peut plus le justifier maintenant.
Ce
que j'ai écrit, c'est que le Shah finit toujours
par tomber, que Saddam se retourne toujours contre vous
et que les Saoudiens vous trahissent toujours. Si nous
soutenons le mal, le prix à long terme est presque
toujours trop haut. Et maintenant nous n'en avons plus
besoin. Depuis 1989, ou 1991 selon quelle date on choisit,
nous sommes la seule superpuissance. Nous n'avons pas
pensé à ce que nous faisions.
-
Est-ce que j'entends des échos de Woodrow Wilson?
-
Si
nous regardons les années 90, l'Amérique
a défendu un héritage de tsars, d'empereurs,
de kaisers et de rois. C'est ridicule. La plus grande
démocratie de l'histoire défend des frontières
tracées par des impérialistes européens
à Berlin entre 1884 et 1885 ou à Versailles
et certaines remontent même au Congrès
de Vienne de 1815. Lorsque nous disons que les frontières
sont inviolables, que nous respectons toujours la souveraineté,
nous faisons comme si l'humanité avait d'une certaine
manière atteint cet état magique où
les frontières existantes étaient parfaites.
Eh bien, elles ne sont pas parfaites. Par exemple, ne
serait-il pas préférable qu'il y ait des
modifications de frontières en Afghanistan, et
que ses territoires au nord et à l'ouest fassent
partie d'un Ouzbékistan et d'un Iran agrandis?
Ces territoires n'ont pas toujours été afghans.
Je ne prétends pas que de tels changements se feraient
pour le mieux. Je dis qu'il faut au moins penser à
de telles options. A Washington DC, et spécialement
au Département d'Etat, on n'y pense même
pas. C'est une pure inertie.
J'aimerais
nous voir revenir là où il est possible,
dans les limites réalistes de la géostratégie,
de soutenir des plébiscites pour que les gens puissent
décider avec qui ils veulent vivre et qui devraient
être leurs dirigeants. J'aimerais nous voir du côté
des droits de l'homme. Nous parlons des droits de l'homme
de manière très sélective. Nous accablons
la Birmanie parce que nous n'avons pas d'échanges
avec elle, mais les abus de l'Arabie Saoudite en matière
de droits de l'homme sont bien pires, et nous n'en disons
rien. Nous devons parfois être ponctuellement prudent,
comme avec la Turquie, notre grand porte-avions au Moyen-Orient,
mais même avec la Turquie nous pourrions parler
durement en coulisse. Les droits de l'homme devraient
toujours être l'un des piliers de notre politique
étrangère. Je veux que l'Amérique
soit du côté des opprimés, des masses
oppressées, des gens las et pauvres. Pourquoi pas?
-
Vous avez expliqué que la tâche des Etats-Unis
consiste à détruire des empires, et que
les Etats-Unis ont été la plus grande des
puissances anti-impérialistes.
-
Il
est encore difficile d'évaluer l'impérialisme
européen à tête reposée. Nous
en sommes trop proches. Lorsque nous examinerons la question
dans quelques siècles, je me doute que nous déciderons
que les puissances impériales ont fait certaines
bonnes choses, plein de mauvaises et énormément
d'indifférentes. Mais à notre époque,
elles ont depuis longtemps outrepassé leur utilité.
Elles ont probablement commencé à le faire
au XVIIIe siècle, certainement au XIXe et absolument
durant le XXe. Les Etats-Unis semblent presque une réponse
organique au problème de l'empire. Si vous regardez
nos guerres, avant même de former une nation
par exemple, les séries de conflits menant à
la guerre française et indienne nous nous
battions contre des empires tout en faisant partie de
l'un d'entre eux. Nous nous battions contre l'empire français
sous une suzeraineté britannique.
Le
choc des civilisations est une grande thèse, mais
elle ne décrit pas un nouveau phénomène.
L'histoire de la Méditerranée orientale
au XIIe siècle avant J.-C. est celle d'un choc
de civilisations, comme le sont les guerres impériales
du XVIIIe siècle. Durant ce siècle, la guerre
française et indienne est cruciale, et la milice
coloniale est décisive. Sur les plaines d'Abraham
[bataille du 13 septembre 1759 durant la Guerre de Sept
Ans, appelée guerre française et indienne
aux Etats-Unis, et où la défaite de Montcalm
face aux Britanniques a sonné le glas de la Nouvelle
France, note du traducteur], nous prouvons que les empires
modernes peuvent tomber. Nous montrons que c'est possible.
Nous affrontons deux fois le plus grand empire de cet
âge, une fois pour l'éjecter et une autre
pour confirmer qu'il doit rester chez lui. Notre guerre
suivante est contre l'empire mexicain. La première
phase de notre lutte contre les empires culmine avec la
guerre civile, lorsque nous détruisons les héritages
impériaux de l'esclavagisme humain et l'aristocratie
foncière. Cette première phase s'achève
avec l'achat de l'Alaska par Seward, qui définit
en gros le territoire américain comme nous le connaissons,
à l'exception d'Hawaii.
-
Quelle est la deuxième phase?
-
La
phase deux commence en 1898, quand l'Amérique commence
à regarder à l'extérieur. De nos
jours, nous sous-estimons la guerre ibéro-américaine,
parce que nous supposons que les guerres importantes sont
sanglantes. Celle-là n'était pas sanglante,
mais c'était la première fois qu'une puissance
extraeuropéenne détruisait un empire européen.
L'empire hispanique était décrépit,
archaïque et en faillite, mais c'était un
empire, et nous sommes parvenus à le briser, en
commençant à devenir une nouvelle forme
d'empire dans ce processus. Les Japonais ont vu que les
Européens ne se sont pas tous ligués contre
les Américains lorsque ceux-ci ont détruit
un empire européen, de sorte que 6 ans plus tard
ils s'en sont pris à un autre empire décrépit
en Extrême-Orient, l'empire des Tsars, et en ont
détruit une partie. Durant la Première guerre
mondiale, nous nous battions aux côtés d'empires
mais également contre eux, et nous avons détruit
les empires décrépits austro-hongrois et
ottoman, ainsi que le Deuxième Reich. Durant la
Seconde guerre mondiale, nous avons détruit l'empire
italien, l'empire nippon et le Troisième Reich
allemand. A la fin de la guerre froide, nous avons détruit
le dernier empire européen survivant, l'incarnation
soviétique de l'empire des Tsars, et d'une certaine
manière sommes devenus un empire nous-mêmes,
bien que d'un nouveau genre.
Ce
processus a été séquentiel et complexe.
En Indochine, nous étions une puissance anti-impériale
menant des guerres impériales contre des anti-impérialistes
soutenus par des puissances impériales. Le communisme
était une force impériale, la dernière
grande vague de l'impérialisme européen.
Mais en même temps, les Vietnamiens et les Cambodgiens
menaient leur propre lutte anti-impérialiste contre
nous. Jusqu'aux années 90, nous avons été
directement ou indirectement impliqués dans la
destruction de presque chaque empire européen.
Même les Hollandais en Indonésie ont dû
plier bagage en 1949, parce que l'Amérique a simplement
dit "vous devez rentrer chez vous." Les Belges
se sont largement évanouis tous seuls. Les Portugais
aussi dans une large mesure, mais hélas nous avons
apparemment donné à l'Indonésie le
feu vert pour les expulser du Timor Oriental, ce que nous
avons regretté moins d'un quart de siècle
plus tard. Finalement, en restructurant des empires, nous
avons pris l'habitude nous comporte un nouveau genre de
puissance impériale. J'aimerais que nous continuions
à être cette sorte de puissance impériale
éclairée. C'est la chose la plus morale,
la plus juste et la plus sage à faire.
-
Est-ce que l'empire chinois est le dernier que selon vous
l'Amérique va détruire?
-
Je
ne considère pas la Chine comme un empire. Elle
a certaines possessions impériales, mais ce n'est
pas un empire dans le sens européen. Je pense que
la plus grande menace pour les Chinois est la division
interne. Il pourrait y avoir une période d'Etats
en guerre. Nul ne sait si nous verrons une division entre
la riche côte orientale et l'intérieur paupérisé,
si nous verrons une démocratie chinoise ou une
dictature renouvelée, peut-être sous une
forme grotesque ou monstrueuse. La Chine est la grande
inconnue de ce siècle. Il est important pour nous
d'éviter l'arrogance américaine consistant
à imaginer que nous avons un effet décisif
sur une puissance comme la Chine. Nous n'aurons même
pas un effet décisif sur l'Indonésie, mais
si nous nous engageons là, nous pouvons faire la
différence. La patience est l'une des grandes vertus
faisant défaut aux Américains. C'est le
cas dans nos vies privées, c'est le cas dans nos
habitudes de consommation, et c'est certainement le cas
en géostratégie.
-
Nous manquons de patience, mais vous pensez que les Américains
ont des qualités qui augmentent notre avantage
contre de possibles concurrents. Quels sont-ils?
Je
crois que notre plus grand avantage est peut-être
une tradition qui s'est développée depuis
des siècles, et que nous avons hérité
de l'Angleterre. C'est notre tradition d'ouverture envers
les nouvelles informations, de respect pour les données
empiriques et de résistance aux concepts théoriques
autres que ceux générés par la communauté
scientifique. Les concepts théoriques ont produit
des dommages gigantesques en Europe au XXe siècle,
et une grande part du reste du monde vit dans un monde
imaginaire. Ils n'ont pas notre capacité enracinée
et durement apprise de séparer les faits de la
fiction. Nous avons nos propres mythes, mais nous ne les
laissons pas nous paralyser et nous les remettons en question.
Il y a bien des manières de diviser le monde, mais
je crois que l'une des plus utiles est de distinguer les
sociétés factuelles des sociétés
mythomanes. Ecoutez la rhétorique de nos ennemis.
Ils s'amourachent de leurs propres mythes, à la
fois anciens et relativement récents, et ce sont
des mythes d'auto-justification.
L'autre
avantage crucial pour les Américains est le fait
que durant les 150 dernières années, les
femmes américaines se sont battues pour accéder
au marché de l'emploi et au système éducatif.
Cela signifie qu'aujourd'hui, l'Amérique fonctionne
comme en temps de guerre au niveau de l'utilisation du
capital humain. Rosie la Riveteuse siège au conseil
d'administration, peuple les campus, décolle de
porte-avions. Les nombres ne sont pas difficiles à
comprendre. L'arithmétique est élémentaire.
Grâce à Elizabeth Cady Stanton, grâce
à Susan B. Anthony et aux Pankhurts en Angleterre
l'économie américaine est florissante.
Greenspan a fait un bon travail, mais ce sont réellement
les féministes qui ont fait pencher la balance.
Regardez
notre incroyable ouverture dans l'utilisation du capital
humain, les multiples révolutions survenues dans
nos vies et qui continuent, l'intégration dans
notre société des femmes, des minorités,
des seniors. Traditionnellement, le rôle des personnes
âgées a été de consumer les
ressources, de garder les enfants et de mourir. Oui, ils
sont romantisés comme source de sagesse, mais en
fait ils crachent dans la soupe. Dans l'Amérique
d'aujourd'hui, ils sont en meilleure santé et plus
actifs. Mon beau-père est l'un de mes héros.
Ancien Marine, vétéran de la Corée,
ouvrier, il a travaillé dur toute son existence,
et a construit une bonne vie pour lui et sa famille. Sa
femme a également travaillé. A présent,
il a formellement pris sa retraite, mais il travaille
avec Habitat for Humanity, il conduit une ambulance
comme bénévole, et il travaille toujours
à temps partiel pour son employeur lorsqu'il a
besoin de lui. Il a environ 70 ans et apporte encore une
contribution. Et ceci se produit à une époque
où en Europe, si vous perdez votre emploi à
50 ans, vous n'allez probablement plus en avoir un autre.
-
Bien entendu, nous sommes à présent plutôt
concentrés sur le monde islamique. Qu'est-ce que
l'histoire suggère sur la manière dont les
choses vont se dérouler?
Après
avoir voyagé et vu une bonne partie du monde
plus de 50 pays il me paraît clair que certaines
cultures sont mieux structurées que d'autres pour
le succès dans le monde postmoderne. Je suis très
pessimiste quant aux pays arabes au cur de l'islam.
Je pense que les Indonésiens ont une chance en
se battant. La Perse peut nous surprendre tous et devenir
la première démocratie à économie
de marché de cette partie du monde. L'Iranien moyen
veut désespérément retrouver l'Occident,
et l'Amérique en particulier. Je suis donc plein
d'espoir à propos de l'Iran la civilisation
perse est étonnamment robuste ainsi que
pour la Turquie.
Dans
les pays où se déroule une lutte pour l'âme
et le futur de l'islam, le verdict attend encore. Je suis
en fait de plus en plus optimiste. Mais je crois que les
derniers siècles démontrent que les cultures
qui oppressent les femmes, qui n'ont pas la liberté
de l'information, qui ne valorisent pas l'éducation
laïque, qui ont une religion dominante parasitant
l'Etat et détenant le pouvoir, dont l'organisation
sociale de base est un clan, un tribu ou une famille,
ne vont simplement pas concurrencer l'Occident, et spécialement
les Etats-Unis. Je suis donc extrêmement pessimiste
au sujet du vieux centre islamique.
J'ai
personnellement le sentiment que nous avons fait la grossière
erreur de nous aligner avec les Arabes les plus oppresseurs,
avec les Beverly Hillbillies [du nom d'une sitcom des
années 60 et 70, où une famille devenue
soudainement riche après avoir découvert
du pétrole s'établit dans le quartier huppé
de Beverly Hills, NDT] du monde arabe. D'autres Arabes
ont construit Damas, Cordoue, Bagdad, Le Caire. Les Saoudiens
n'ont jamais rien construit. Le fait qu'ils aient accédé
à leurs richesses pétrolières a été
un désastre, non pour nous mais pour le monde arabe,
parce qu'il a donné à ces péquenauds
malveillants le pouvoir économique brut sur les
populations d'Etats islamiques pauvres comme l'Egypte.
Le dicton absolument exact sur Al-Qaïda affirme que
les Saoudiens ont fourni l'argent et les Egyptiens les
cerveaux. De sorte que l'argent saoudien, dépensé
pour soutenir leur version grotesquement répressive
de l'une des plus grandes religions du monde, a été
un désastre pour le monde arabe.
-
Quelles sont selon vous les origines historiques de notre
force ?
-
La
liberté de l'information provient de deux choses,
les caractères imprimés et la Réforme
protestante. Elle profite à tout le monde, quelle
que soit sa religion, parce qu'elle brise l'idée
d'une seule voie vers la vérité. L'imprimerie
rend possible la Réforme, parce que soudain la
seule vraie église ne peut plus contenir des mouvements
hérétiques. L'information circule plus vite
qu'elle ne peut être étouffée. Et
la Réforme protestante est l'événement
central de l'essor de l'Occident. Elle ouvre la porte
à la dernière grande religion occidentale,
la religion laïque de la science. Sans cette fissure,
sans cette rupture dans la seule voie de la vérité,
vous n'avez pas de science.
L'histoire
symétrique de l'Islam est stupéfiante. Dix
ans après l'invention de l'imprimerie par Gutenberg,
un prince, astronome, mathématicien et poète,
Ulugh Beg de Samarcande, construisit un grand observatoire.
C'était un génie, leur Galilée, mais
les mollahs l'ont assassiné, et je considère
cet instant comme le point à partir duquel tout
a commencé à se calcifier. Il y a des myriades
de facteurs dans le déclin islamique, mais le déclin
s'est lui-même avéré irréversible.
Les Musulmans n'en ont jamais fait le tour; ils n'ont
jamais eu leur Réforme pour briser la voie unique.
Vous êtes sunnite ou chiite, ou peut-être
issu d'un culte soufi. Et la raison pour laquelle l'Indonésie
a une chance, c'est parce qu'elle ne s'est jamais engagée
sur une voie unique.
-Vous
avez affirmé que les concepts des relations internationales
datant du XIXe siècle pourraient être démodés.
En fait, n'êtes-vous pas plutôt sceptique
quant à la souveraineté nationale, les organisations
internationales et le droit international?
L'idée
de souveraineté absolue est relativement nouvelle,
et elle dérive d'accords entre rois, empereurs,
kaisers et tsars pour leur bénéfice mutuel.
Ce qui nous reste de l'essor des nations dans l'Europe
au XVIIe et au XVIIIe siècles, c'est un héritage
nous interdisant d'intervenir dans des Etats lorsqu'ils
massacrent leurs propres citoyens parce qu'ils sont souverains.
Dans cette logique, Hitler serait resté parfaitement
légitime aussi longtemps qu'il ne tuait que des
Juifs allemands. Cette idée est manifestement fausse.
Tout Etat ne profitant qu'à un dictateur, une oligarchie
ou une clique, oppressant, brutalisant et même massacrant
leurs propres citoyens, n'a aucune prétention légitime
à la souveraineté point. La souveraineté
est excellente pour le Japon contemporain, pour les Etats
européens, ou d'ailleurs pour l'Inde. Le Mexique
est en train d'y venir et s'y efforce durement. Mais des
Etats comme l'Irak de Saddam, la Yougoslavie de Milosevic
et un certain nombre de kleptocraties africaines n'ont
aucune prétention légitime à la souveraineté.
-
Cela fait partie de votre appel à une révolution
dans l'éthique militaire américaine. L'un
de vos points les plus controversés est qu'il est
faux pour nous de refuser d'assassiner les leaders des
forces ennemies.
Oui,
nous avons une prohibition contre l'assassinat. Nous avons
tendance à l'associer aux excès de la CIA,
mais c'est une tradition plus ancienne, et elle remonte
également aux accords mutuels entre rois décidant
de ne pas se tuer l'un l'autre : "Nous sommes en
guerre, et nous allons conquérir la Bourgogne et
la Flandre, mais nous n'allons pas vous déposer,
nous n'allons pas vous tuer, parce qu'alors vous pourriez
nous tuer." C'était un gentleman's agreement.
Aujourd'hui, il devrait être évident que
si le problème est Saddam, la solution n'est pas
de viser la population irakienne, qui souffre infiniment
plus que nous. La solution est de viser Saddam et sa clique
[cet entretien a été publié avant
le début de l'interventio internationale en Irak,
NDT]. Encore une fois, ce sont les limites d'un langage
hérité. L'assassinat est un mot tabou, et
nous n'en avons pas de meilleur. Ce que nous commençons
à avoir, c'est la technologie pour contourner les
armées engagées et s'en prendre aux commanditaires.
Est-ce que cela ne serait pas bien plus moral que creuser
notre chemin à travers les conscrits qui n'ont
pas demandé d'être là?
-
Voici dix ans, vous étiez bien plus sceptique à
propos des interventions militaires US dans les pays en
voie de développement. Pourquoi un tel changement
d'avis?
-
J'avais
tort, et j'en ai tiré les leçons. L'expérience-clef
a été mon implication distante très
distante dans la première crise des Balkans,
en 1992. La Yougoslavie était initialement un petit
cancer, mais nous l'avons laissé se métastaser.
A cette époque, les Forces armées américaines
subissaient une réduction. Nous avions de très
petites forces pour nos responsabilités globales.
Les Européens se vantaient de ne plus avoir besoin
des Etats-Unis; l'Union soviétique avait disparu,
et ils pouvaient le faire eux-mêmes. Et j'ai pensé,
super, laissons les Français, les Allemands et
les Britanniques s'occuper des Balkans. Ils avaient certainement
les effectifs et l'argent. Je pense toujours que l'Europe
avait la puissance pour le faire, mais je me suis trompé
au sujet de sa volonté. Avec le recul, je crois
que le seul espoir d'éviter un bain de sang était
une implication précoce et décisive des
Etats-Unis. Je conserverai toujours la honte d'avoir pris
au mot les Européens et d'avoir élevé
ma voix mineure contre une intervention en Yougoslavie,
en 1992.
Après
le Vietnam, où nos dirigeants l'ont laissée
se dessécher, notre armée s'est méfiée
à l'extrême des interventions. Mais quelquefois
nous sommes le gardien de notre prochain. Nous savons
quand les violations des droits de l'homme sont intolérables,
quand le génocide se déroule. Quelquefois
il faut y aller, quelquefois le prix est juste et on devrait
y aller, et parfois c'est impossible de le faire et stupide
d'essayer. Mais il faut une compréhension étroite,
une appréhension charnelle des cultures étrangères,
afin de pouvoir juger avec sagesse et objectivité.
C'est pourquoi nous avons besoin de meilleurs renseignements.
On ne peut pas intervenir partout. Il faut choisir les
missions réalisables.
La
Somalie était par exemple une erreur. C'était
l'un de ces cas où nous devions apporter de la
nourriture, puis partir. L'extension de la mission est
souvent utilisée comme excuse pour ne rien faire,
mais en Somalie, où nous sommes restés trop
longtemps pour essayer d'en faire trop, il s'agissait
d'une plainte valable. Nous nous sommes retrouvés
au milieu d'une guerre de clans autour de la nourriture,
du pouvoir et du terrain tribal, et parce que nous ne
pouvions pas les arrêter, nous n'aurions pas dû
l'essayer. Nous avions une politique étrangère
de M. Micawber [célèbre personnage
créé par Charles Dickens dans David Copperfield,
NDT], espérant que quelque chose se produirait,
espérant qu'ils verraient la lumière et
qu'il y aurait une solution magique. Mais il n'y a jamais
de solution magique dans des Etats dévastés
et déchirés par la guerre. Après
la bataille de Mogadiscio, que nous avons gagnée
de manière écrasante, nous avons fait empirer
les choses en partant. La faillite nerveuse de l'administration
Clinton à encouragé nos ennemis à
croire que lorsque vous tuez quelques Américains,
ils vont décamper. Oussama ben Laden parlait beaucoup
de la Somalie.
-
Mais vous avez affirmé que la domination militaire
américaine dans la guerre conventionnelle est sur
le point d'être écrasante, et que personne
ne va nous affronter selon nos règles. Est-ce que
le futur ne sera pas dès lors fait surtout de Somalies?
-
N'importe
quel dictateur ou régime désireux d'affronter
les Forces armées US dans une guerre conventionnelle
est un idiot, mais il y a toujours des idiots. Des ennemis
plus sages prendront une méthode asymétrique.
L'opération du 11 septembre, aussi détestable
qu'elle soit, était brillamment exécutée:
complexe, bien imaginée et incroyablement bien
conduite. Ils ont sérieusement sous-estimé
notre puissance et notre réponse, de sorte que
la leçon globale est de ne jamais sous-estimer
ses adversaires. Cette leçon est largement applicable.
Des régimes ou des entités non étatiques
radicaux peuvent prendre des approches imaginatives, incisives
et asymétriques, mais nous devons également
nous soucier de puissances majeures opposées. Il
n'est même pas constructif de donner des noms.
-
Vous avez montré les conséquences néfastes
des succès comparatifs de l'Amérique, en
suggérant que ce nouveau siècle pourrait
être sombre par leur faute.
La
jalousie est une puissante émotion humaine. La
haine est une énorme expression émotionnelle.
La condamnation est cathartique. A cette période
de l'histoire, les Etats-Unis sont humains, libres, riches
et puissants. Le monde islamique arabe en est exactement
l'opposé. Notre succès est exaspérant
pour des gens qui chérissent leur propre culture,
qui aiment leurs traditions même si elles ne fonctionnent
plus, et qui regardent notre énorme succès
avec une envie muette.
Voici
dix ans, lorsque j'ai essayé de parler du rôle
des croyances religieuses et de la force de la religion,
ce n'était pas considéré comme un
facteur stratégique sérieux. Les gens parlaient
de l'économie et de la démographie, des
structures politiques et des théories du développement.
Depuis le 11 septembre, les gens sont parfaitement satisfaits
de parler de religion. A l'avenir, nous parviendrons à
reconnaître les névroses, voire les psychoses,
qui sont bien trop répandues dans le cur
arabe du monde islamique. Je crois qu'une terreur primitive
de la sexualité féminine est un facteur
stratégique important que nous ne sommes pas parvenus
à examiner. Les mâles de ces cultures traditionnelles
voient des images de Pamela Anderson ou regardent des
films de Sharon Stone, et ils en redemandent. Mais ils
ne veulent pas que leurs filles ou leurs femmes se transforment
en Pamela Anderson, Britney Spears ou d'ailleurs Emmylou
Harris [une chanteuse de country américaine,
NDT]. Ils sont fascinés par la composante sexuelle
de notre culture, que nos médias exagèrent
grossièrement et qu'ils interprètent mal.
Ils
ne comprennent pas que la plupart des Américains
mènent des vies étonnamment morales, que
nous travaillons, que nous allons à l'église,
et que nous ne sommes pas constamment lascifs. Nous prenons
du bon temps à l'université et durant notre
jeunesse; puis nous passons à autre chose. Mais
cela ne fonctionne pas dans une culture qui considère
la virginité féminine comme le bien ultime
à être échangé au bénéfice
de la famille ou du clan. Nous avons dépassé
cette vision, bien que cela nous ait pris beaucoup de
temps. En Occident, la grande révolution du XXe
siècle a été la pilule contraceptive.
La transition pour les femmes d'une propriété
à un membre à part entière de la
société a été la plus grande
révolution de l'histoire humaine, et ses répercussions
vont se faire sentir pendant des siècles. Les cultures
répressives en sont horrifiées, parce qu'elle
remet en question leurs idées les plus fondamentales
au niveau biologique, sociologique et religieux. Cependant,
l'oppression des femmes n'est pas seulement une violation
des droits de l'homme, c'est aussi un pari suicidaire
pour l'avenir.
-
Vous avez écrit que l'incapacité à
imaginer le fait que la richesse américaine provienne
du travail est une autre raison pour laquelle nos ennemis
ne peuvent pas nous comprendre.
-
Je
suis un grand croyant de l'Amérique et du Rêve
américain, mais dans mon cas il a pris environ
5 générations. Je suis le descendant de
mineurs par les deux côtés. Avant moi, les
miens ont craché leurs poumons, ont été
affamés durant les grèves, et ont vécu
dans des habitations communes avec 12 à 15 personnes
dans deux chambres minuscules, jusqu'à ce que la
tuberculose réduise les effectifs. Il a fallu beaucoup
de temps à l'Amérique. Nous avons travaillé
longuement et durement, et nous avons souffert, combattu,
mené nos batailles internes, et sommes morts dans
des guerres. L'Age d'Or n'était pas très
lumineux pour la plupart des Américains. Les gens
des pays en voie de développement ne voient que
la richesse, et non la longue lutte pour créer
cette richesse, et ils font la supposition confortable
que les Américains sont riches en raison du vol.
J'aimerais
que plus de gens lisent des livres anciens, notamment
certains d'entre eux qui sont aujourd'hui prétendument
discrédités. L'éthique protestante
de Weber a été rejetée par les révisionnistes.
Peut-être devrions-nous la réhabiliter partiellement,
parce que l'éthique du travail est importante,
et que toute culture n'en a pas nécessairement
une. Un autre auteur qui mérite une certaine réhabilitation
est Sigmund Freud, parce que la terreur de la sexualité
féminine est un phénomène réel
et paralysant. Et William James. Lisez les Varieties
of Religious Experience, et vous connaîtrez
Al-Qaïda mieux qu'avec n'importe lequel de ces livres
instantanés sur Oussama bin Laden. Un autre est
The Pursuit of the Millennium de Norman Cohn. C'est
le meilleur volume unique dans tout langage sur les racines
du fanatisme religieux. Mes écrits stratégiques
faute d'un meilleur terme sont clairement
influencés par l'expérience et l'observation
directe, mais aussi par la lecture. Toute observation
sans lecture est presque aussi mauvaise que la lecture
sans l'observation. Lorsque nous pensons aux indices disponibles
pour formuler une grande stratégie américaine
dans les années à venir, l'étude
de l'histoire est tout ce que nous avons.
Interview:
Fredric Smoler
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic
Monnerat