Il
arrive qu'une scène concrétise et rende irréfutable
un soupçon que l'on nourrissait depuis un mois. A
voir le président de la République insulter
avec un mélange de mépris et de menaces des
Etats européens souverains, on ne pouvait qu'être
frappé par la ressemblance de style et de contenu
avec les propos de M. Rumsfeld et M. Perle à l'égard
de la France et de l'Allemagne. Et l'évidence devenait
aveuglante: contrairement à ce qu'un vain peuple
pense, la coopération franco-américaine fonctionne
à merveille. Par un savant partage du travail, Washington
et Paris s'emploient avec un remarquable succès à
saper l'Union européenne, l'OTAN et l'ONU et, à
travers elles, à la fois l'unité occidentale
et les espoirs de paix au Proche-Orient et ailleurs.
Les
Etats-Unis, par deux ans d'unilatéralisme agressif
et de rhétorique manichéenne et impériale,
ont rendu à Saddam Hussein le service de le faire
apparaître comme la première victime d'une
entreprise aventureuse, à la fois régionale
et mondiale.
La
France, de son côté, par l'inflexion de sa
position sur l'idée d'une seconde résolution
au Conseil de sécurité et sur le désarmement
ou le simple "endiguement" de Saddam Hussein,
rend aux faucons unilatéralistes américains
le service de faire apparaître les Etats-Unis comme
fidèles à la voie multilatérale et
de fournir un alibi à leur recours éventuel
à la guerre sans mandat.
Le
bénéficiaire est, dans un premier temps,
Saddam Hussein, dans un deuxième temps, le courant
néo-impérialiste américain, qui a
toujours voulu se passer de l'ONU, et, en un troisième
temps, la montée de cet affrontement global que
l'on voulait et pouvait éviter.
Trois
positions avaient la vertu de la simplicité et
de la logique, sinon celle du réalisme. L'une,
celle des idéologues américains, selon laquelle
les Etats-Unis, à la fois victimes, vulnérables
et invincibles, avaient une double mission de juge et
de justicier, consistant à purger le monde à
la fois des terroristes, des Etats voyous et des armes
de destruction massive, et, au passage, à amener
à la fois l'ordre et la démocratie au Moyen-Orient
et dans le monde.
L'autre,
celle des idéologues soit pacifistes, soit antiaméricains,
pour lesquels toute guerre dans un cas ou toute initiative
américaine dans l'autre était condamnable
en soi.
Enfin,
la troisième, celle des neutralistes ou pacifistes
de circonstance ou des "ohne mich" -"sans
moi"- qui, comme le chancelier Schröder, sans
prendre parti globalement ou dans l'absolu, déclaraient
vouloir se tenir à l'écart d'une guerre
dont ils ne comprenaient ou ne partageaient pas les raisons.
La
résolution 1441, à laquelle l'influence
de Tony Blair n'est certainement pas étrangère,
mais qui résulta d'une négociation constructive
entre la France et les Etats-Unis et d'une relation positive
entre Dominique de Villepin et Colin Powell, évitait
ces trois positions mais au prix de paris, d'arrière-pensées
et d'ambiguïtés qui provoquent aujourd'hui
le conflit évité il y a quatre mois.
En
choisissant l'objectif du désarmement de Saddam
Hussein (plutôt que celui du changement de régime)
et le moyen du passage par l'ONU et par le retour des
inspecteurs (plutôt que soit l'intervention militaire
unilatérale, soit le statu quo, voire la levée
des sanctions contre l'Irak), les Etats-Unis et la France
prenaient chacun un risque: ils donnaient à l'ONU
et au désarmement de Saddam Hussein (de préférence
pacifiquement mais au besoin par la force) la priorité
par rapport à leurs objectifs maximaux respectifs
: le changement de régime pour Washington, le maintien
de la paix pour Paris.
Si
Saddam Hussein présentait aux inspecteurs ses armes
de destruction massive et procédait à leur
démantèlement, les Etats-Unis risquaient
de se trouver frustrés de leur guerre, ce que les
faucons américains s'empressèrent de proclamer,
accusant Bush et Powell d'être tombés dans
un piège français.
Si
Saddam Hussein ne renonçait pas à ses projets
ou à son pouvoir, c'est la France qui, dans la
logique de la résolution 1441, se trouvait entraînée
là où elle préférait ne pas
aller: à la guerre. C'est ce que l'opposition de
gauche et les pacifistes n'ont pas manqué de faire
remarquer.
Il
avait toujours été prévu qu'il y
aurait débat et, peut-être, désaccord
sur le constat et sur les conséquences à
en tirer. Au départ, c'est la France qui insistait
sur la nécessité d'une nouvelle délibération
et d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité.
Aujourd'hui, les fronts semblent renversés: ce
sont les Etats-Unis qui préparent, avec la Grande-Bretagne,
une nouvelle résolution que la France juge inutile
ou nuisible. C'est que, entre-temps, tout a changé.
On est passé de la négociation et du compromis
à la confrontation et à l'escalade.
Pour
un observateur partagé mais qui s'efforce de rester
équitable et objectif, les Etats-Unis et la France
sont tous les deux responsables de cette déplorable
situation. Les deux pays ont compromis la partie valable
de leurs positions respectives par des maladresses, des
contradictions et des faux-semblants. Si la responsabilité
première en revient aux Etats-Unis par leur style
impérial et l'ambiguïté de leurs objectifs,
Jacques Chirac et Dominique de Villepin sont, dans la
dernière phase, largement responsables par leurs
virages politiques et leurs gaffes spontanées ou
préméditées d'une détérioration
grave dans les chances non seulement de l'OTAN mais de
l'ONU, de l'Europe et de la paix.
Le
dossier américain a des éléments
solides: le danger du terrorisme, des armes de destruction
massive et de leur réunion éventuelle, le
caractère tyrannique à l'intérieur
et aventureux à l'extérieur du régime
de Saddam, la détérioration d'une situation
où, les inspecteurs étant expulsés
et les sanctions inefficaces et contestées, le
dictateur irakien voyait sa position se renforcer avant
l'intervention de la menace militaire.
Ceux
qui, aujourd'hui, reconnaissent du bout des lèvres
les méfaits et les dangers de Saddam Hussein ne
devraient pas oublier qu'ils n'ont jamais rien proposé,
pour l'empêcher de nuire, de plus efficace que le
raid contre Osirak, la guerre du Golfe et les pressions
militaires anglo-américaines.
Mais
le dossier des Etats-Unis est gâché d'une
part par leur alignement sur Sharon et leur insensibilité
à la situation des Palestiniens et aux réactions
arabes, d'autre part par le caractère flou et aventureux
de leurs conceptions pour l'après-Saddam: une occupation
militaire prolongée? Une succession d'actions militaires
contre les autres pays de l'"axe du Mal"? Un
renversement des régimes arabes actuels destiné
à promouvoir à la fois la démocratie,
l'acceptation d'Israël et un ordre américain?
La
France, de son côté, a raison d'affirmer,
sinon le caractère sacro-saint de l'ONU (institution
qui a ses faiblesses et ses hypocrisies, et qu'elle a
su elle-même écarter en d'autres circonstances),
du moins l'impossibilité de laisser les Etats-Unis
seuls juges du bien et du mal, de la guerre et de la paix.
Elle a eu raison de choisir, plutôt que l'alignement
inconditionnel (du moins en public) de Tony Blair et que
l'opposition inconditionnelle (du moins en paroles) de
Gerhard Schröder, la voie moyenne et flexible d'un
soutien conditionnel à l'entreprise de désarmement
de Saddam Hussein par la menace de la force.
Pourquoi
fallait-il que cette ligne fût infléchie
dans le sens de la position allemande, et compromise par
une série de gestes pour le moins surprenants?
A
partir du 20 janvier, et de l'évocation intempestive
du veto au Conseil de sécurité et d'un "non"
à la guerre retentissant qui coupait la France
de son seul interlocuteur compréhensif et allié
objectif au sein de l'administration américaine,
Colin Powell, à partir aussi des retrouvailles
franco-allemandes assorties de déclarations faites
au nom de l'Europe sans consultation avec les partenaires
européens et de propositions françaises
peu crédibles pour le désarmement de Saddam
Hussein par la multiplication des inspecteurs plutôt
que par une pression assortie d'un délai précis,
la voie est ouverte à l'escalade.
S'y
engouffrent les injures des milieux proches de l'administration
Bush, leurs pressions sur les autres Européens,
les lettres des huit et des dix suscitées par les
lobbyistes américains. Celles-ci valent à
leurs signataires une algarade insultante au nom d'une
position européenne non existante ou censée
par définition coïncider avec celle de la
France. S'y ajoute la résistance à une aide
de l'OTAN à la Turquie, aide accusée de
signifier un consentement à la guerre comme si
tous les pays, à commencer par la France, ne prenaient
pas leurs précautions en vue de celle-ci tout en
voulant l'éviter.
Les
applaudissements suscités par l'éloquence
de M. de Villepin à l'ONU et la convergence avec
l'opinion populaire européenne massivement hostile
à la guerre semblent conforter les dirigeants français
dans l'idée que leur politique est au service du
maintien de la relation transatlantique, de l'émergence
d'une politique européenne, de l'ONU et de la paix.
Passons
sur la première affirmation, qui relève
de l'humour noir. Pour la seconde, la politique suivie
aboutit de toute évidence au résultat opposé:
la prétention franco-allemande de parler au nom
de l'Europe, la manière française, bien
antérieure à la phase actuelle mais qui
atteint, aujourd'hui, de nouveaux sommets, de parler de
haut à ses partenaires et d'encore plus haut aux
petits pays, et d'écraser de mépris les
nouveaux adhérents en les humiliant et en les menaçant
publiquement quand leur position ne coïncide pas
avec celle de la France est de nature arrogance
pour arrogance à leur faire préférer
l'hégémonie américaine, plus puissante
et plus flatteuse à leur égard, et à
creuser de nouveaux fossés à l'intérieur
de l'Europe.
La
discussion sérieuse porte sur la prévention
de la guerre, sur l'avenir de l'ONU, et sur celui du Proche-Orient.
Sur ces trois plans, il faut affirmer énergiquement
que les positions affichées par l'équipe
Bush sont inquiétantes et dangereuses, mais reconnaître,
non moins énergiquement, que le pacifisme ne sert
pas forcément la paix, que l'usage du veto ne sert
pas forcément l'ONU, et que le non-encadrement
de la présence américaine par l'organisation
internationale et une présence européenne
ne sert pas forcément les intérêts
de la France ni ceux des pays de la région.
Nous
avons assez dit combien les Etats-Unis étaient
peu convaincants quant à la priorité de
l'action contre l'Irak et quant aux perspectives succédant
à une victoire éventuelle. Mais il y a un
point sur lequel ils ont incontestablement raison: si
la guerre, aujourd'hui, a encore une faible chance d'être
évitée, ce n'est que par le départ
de Saddam ou son acceptation des conditions de la résolution
1441. Et cela n'a de chances de se produire que s'il croit
la guerre imminente et inévitable au cas où
il ne céderait pas.
Il
était légitime et souhaitable de lui donner
une dernière chance. Mais ne pas assortir celle-ci
d'une date limite solennelle et relativement rapprochée
ne peut que lui suggérer qu'il a une chance de
gagner à l'usure, en faisant traîner les
choses jusqu'à l'été et jusqu'à
la proximité des élections américaines.
Or, si quelque chose est certain désormais, c'est
que Bush ne reculera plus et n'attendra pas indéfiniment.
L'éloquence des discours et la ferveur des manifestations
encourageront peut-être Saddam. Elles ne décourageront
sûrement pas Bush.
Pour
le Conseil de sécurité, on ne voit guère
l'intérêt que la France aurait, après
en avoir fait sa priorité, à le bloquer
et à offrir un boulevard aux faucons américains
qui triomphent déjà, se moquent des illusions
coopératives et multilatérales de Powell,
et n'attendent qu'un veto français pour se débarrasser
définitivement à la fois de l'ONU et de
l'OTAN.
La
question à laquelle il est le plus difficile de
répondre dogmatiquement est celle de la participation
onusienne, européenne et française à
l'intervention militaire éventuelle et par la suite
à l'administration de l'Irak, à sa reconstruction
et au futur équilibre régional. La participation
à la guerre du Golfe n'a guère apporté
aux alliés des Etats-Unis les avantages politiques
ou économiques qu'ils en escomptaient. Mais on
voit encore moins comment une abstention hostile ou une
opposition frontale pourraient produire des résultats
positifs autres que de politique intérieure, à
moins de parier sur une politique du pire, selon laquelle
à l'intervention américaine succéderait
le chaos et à celui-ci un retour triomphal de l'Europe
au Proche-Orient.
La
guerre est toujours déplorable, mais la réduction
de Saddam Hussein à l'impuissance est une cause
juste, même si son contexte et son prolongement
risquent d'être catastrophiques. La présence
de l'ONU et de l'Europe sur le terrain a une petite chance
de limiter ces risques et ces dégâts, d'infléchir
les équilibres futurs dans le sens de la négociation
et de la réconciliation (surtout israélo-palestinienne)
plutôt que de la domination impériale et
de l'affrontement indéfini. Il en va de même
sur le plan économique, en particulier pétrolier.
Pour
jouer ce rôle, aussi modeste soit-il, une Europe
cohérente serait mieux placée que la France
ou que le couple franco-allemand. Il ne faut pas, à
ce sujet, se faire d'illusions. Les Etats-Unis, après
avoir soutenu l'unité européenne, puis avoir
été ambivalents à son égard,
font aujourd'hui tout pour l'empêcher et pour diviser
les Européens. Raison de plus pour ne pas faire
leur jeu. Il n'y aura pas d'Europe sans réconciliation
avec Tony Blair, qui reste le plus européen des
dirigeants anglais, avec l'Europe centrale et balkanique,
avec la Turquie, voire avec une Amérique post-bushienne.
Mais
on peut préférer les jolis mouvements de
menton.