La
question cruciale de ce nouveau siècle est: l'âge
de l'interdépendance sera-t-il un bien ou un mal
pour l'humanité? La réponse dépend
de trois facteurs. Les nations riches sauront-elles distribuer
les bénéfices du monde moderne et en alléger
les fardeaux? Les nations pauvres mettront-elles en uvre
les changements nécessaires pour rendre possible
le progrès? Tous, serons-nous capables d'atteindre
un niveau de conscience suffisamment élevé
pour comprendre nos devoirs et nos responsabilités
réciproques?
Nous
n'y parviendrons pas si les pauvres de ce monde sont dirigés
par des gens comme Oussama Ben Laden, qui croient pouvoir
trouver leur rédemption dans notre destruction.
Nous
n'y parviendrons pas non plus si les riches sont menés
par ceux qui nourrissent un égoïsme à
courte vue et perpétuent l'illusion que nous pourrons
éternellement revendiquer pour nous ce que nous
dénions aux autres. Nous allons tous devoir changer.
Philosophes
et théologiens traitent depuis fort longtemps le
thème de l'interdépendance de l'humanité.
Les politiques s'en préoccupent, sérieusement
du moins, depuis la fin de la seconde guerre mondiale
et la création des Nations unies. Mais aujourd'hui,
pour les gens ordinaires, il s'agit d'une simple réalité,
parce qu'elle est présente dans tous les aspects
de notre quotidien. Nous vivons dans un monde où
nous avons abattu les murs, aboli les distances, un monde
où l'information circule.
Les
attaques terroristes du 11 septembre 2001 furent une manifestation
de cette globalisation et de cette interdépendance,
au même titre que l'explosion de la croissance économique.
Nous ne pouvons pas revendiquer tous les bénéfices
sans affronter aussi le revers de la médaille.
C'est pourquoi il est essentiel d'appréhender la
lutte actuelle contre le terrorisme dans le contexte plus
large de la gestion, en général, de notre
monde de l'interdépendance.
Posée
le 10 septembre dernier, une question concernant les lignes
de force susceptibles de définir le début
du XXIe siècle aurait sans doute suscité
des réponses variant selon l'endroit où
vit celui qui l'aurait fournie.
Habitant
d'un pays riche - et optimiste de surcroît - vous
auriez peut-être parlé de l'économie
globale. Elle a, au cours des trente dernières
années, enrichi les pays riches et tiré
de la pauvreté plus de personnes dans le monde
entier qu'à aucune autre période de l'histoire.
Et ceux des pays pauvres qui ont choisi le développement
par l'ouverture ont connu une croissance deux fois plus
rapide que ceux qui ont préféré garder
leurs marchés fermés.
Ensuite,
vous auriez peut-être évoqué l'explosion
des technologies de l'information, parce qu'elles augmentent
la productivité, qui crée la croissance.
Aussi difficile à croire que cela puisse paraître
aujourd'hui, lors de mon accession à la présidence,
en janvier 1993, il n'existait que 50 sites sur le Web.
Lorsque j'ai quitté la Maison Blanche, huit ans
plus tard, il y en avait 350 millions.
Vous
auriez encore éventuellement cité la révolution
en cours dans les sciences, en biologie notamment, qui
égalera les découvertes de Newton et d'Einstein.
Le séquençage du génome humain signifie
que, dans les pays jouissant d'un système de santé
avancé, les mères rentreront bientôt
de l'hôpital avec des bébés dotés
d'une espérance de vie de quatre-vingt-dix ans.
La nanotechnologie et la microtechnologie nous donnent
désormais la capacité de diagnostiquer des
tumeurs dont la taille ne dépasse pas quelques
cellules, rapprochant ainsi la perspective de possible
guérison de tous les cancers.
La
recherche est engagée dans la mise au point de
puces capables de reproduire le système extrêmement
complexe des transmissions nerveuses d'une colonne vertébrale
endommagée, faisant naître l'espoir de voir
un jour des personnes paralysées depuis des années
se lever et marcher.
Et
puis, d'un point de vue politique, vous auriez pu prédire
que le facteur dominant de ce XXIe siècle serait
l'explosion de la démocratie et de la diversité.
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
plus de la moitié des peuples de la planète
vivaient sous des gouvernements choisis par eux, dans
des pays ouverts à l'immigration et jouissant d'économies
performantes; on assistait à une progression stupéfiante
de la diversité ethnique, raciale et religieuse,
preuve qu'il est possible, pour des gens issus de contextes
différents, avec des systèmes de croyance
différents, de vivre et de travailler ensemble.
En
revanche, si vous venez d'un pays pauvre - ou si vous
êtes seulement pessimiste - vous auriez peut-être
déclaré que l'économie globale constitue
le problème et pas la solution. La moitié
des habitants de la planète vivent avec moins de
2 dollars par jour. Un milliard de gens vivent avec moins
de 1 dollar. Ils sont aussi un milliard à se coucher
chaque soir le ventre vide. Un quart de la planète
n'accède jamais à un verre d'eau potable.
Toutes les minutes, une femme meurt en couches. On prévoit
une augmentation de 50 % de la population mondiale dans
les cinquante années à venir, dont près
de la totalité se produira dans les pays les plus
pauvres et les moins aptes à faire face à
la situation.
Vous
auriez pu dire aussi que, malgré la croissance
économique - peut-être à cause d'elle
-, nous allons être confrontés à une
crise de l'environnement. Les océans, qui nous
fournissent l'essentiel de notre oxygène, sont
en voie de détérioration rapide. Il existe
déjà une grave pénurie d'eau. Le
réchauffement de la planète va faire des
ravages. Si, au cours des cinquante prochaines années,
la Terre continue de se réchauffer au même
rythme que pendant les dix années écoulées,
ce sont des îles entières du Pacifique qui
seront englouties; à New York, nous perdrons plus
de 1 500 mètres autour de Manhattan. Cela fera
des dizaines de millions de réfugiés affamés,
qui entraîneront plus de violence et plus de troubles.
Mais
la crise mondiale de la santé serait peut-être
arrivée en tête de liste. Une personne sur
quatre meurt chaque année du sida, de la malaria,
de la tuberculose ou de diverses maladies infectieuses
liées à la diarrhée, presque toutes
des enfants n'ayant jamais accès à un verre
d'eau potable.
Le
sida, à lui seul, a tué 22 millions de personnes,
et 36 millions sont contaminées. On prévoit
100 millions de cas dans les cinq prochaines années
si aucune action de prévention n'est entreprise.
Si cela se produit, il s'agira du plus gigantesque problème
de santé publique depuis la peste noire qui tua
un quart de l'Europe au XIVe siècle. Si deux tiers
des cas sont situés en Afrique, le taux d'augmentation
le plus rapide se trouve dans l'ex-Union soviétique,
petite porte de l'Europe, suivie des Caraïbes, grande
porte de l'Amérique. En troisième position
arrive l'Inde, la plus grande démocratie du monde,
tandis que les Chinois viennent de reconnaître qu'ils
ont deux fois plus de cas qu'ils ne l'avaient précédemment
estimé et que 4 % seulement de la population adulte
sait comment le sida se contracte et se transmet.
Même
le 10 septembre, on aurait pu raisonnablement avancer
que le XXIe siècle serait caractérisé
par l'alliance des armes modernes et d'un terrorisme enraciné
dans de séculaires haines raciales, religieuses,
tribales et ethniques.
Prises
ensemble, ces forces positives et négatives constituent
un stupéfiant reflet du plus extraordinaire degré
d'interdépendance planétaire de toute l'histoire
de l'humanité.
Que
faire? En premier lieu, il nous faut gagner la bataille
contre le terrorisme. Il n'existe aucune excuse, jamais,
au meurtre délibéré de civils innocents
pour des raisons politiques, religieuses ou économiques.
La
terreur fonctionne depuis longtemps. L'Occident n'a pas
toujours été exempt de reproches. Lors de
la première croisade, quand les soldats chrétiens
s'emparèrent de Jérusalem, ils brûlèrent
une synagogue avec 300 juifs à l'intérieur
et massacrèrent toutes les femmes musulmanes et
leurs enfants sur le mont du Temple.
Mon
pays est aujourd'hui la plus vieille démocratie
ininterrompue du monde. Pourtant, cette démocratie
a cohabité avec l'esclavage légal et, après
l'abolition, nombre de Noirs et d'Américains indigènes
furent encore soumis à la terreur et tués.
Actuellement,
l'Amérique et d'autres nations développées
sont confrontées à la réalité
de la terreur sur leur territoire. Si nous devons absolument
gagner la bataille en Afghanistan et renforcer nos défenses
contre un éventuel usage d'armes biologiques, chimiques,
ou nucléaires, il nous faut également trouver
le moyen, avec des frontières ouvertes et des sociétés
de plus en plus diverses, d'identifier et d'arrêter
les gens qui viennent chez nous avec le projet de tuer.
Ce sera difficile à faire sans violer les libertés
civiles, dans la mesure où, en Amérique
comme dans de nombreux pays, il y a des gens d'un peu
partout. Mais nous le ferons.
Dans
tous les conflits humains, depuis la première fois
que quelqu'un est sorti d'une grotte en tenant un gourdin,
l'agression est toujours victorieuse dans un premier temps.
Mais ensuite, si les gens de bonne volonté agissent
de façon sensée, la défense reprend
l'avantage, et la civilisation avance.
Le
but des terroristes est de terroriser, de faire que nous
ayons peur de nous lever le matin, peur de l'avenir, peur
les uns des autres. Mais aucune stratégie terroriste
n'a jamais réussi à gagner à elle
seule. Celle-ci échouera aussi, et il est hautement
improbable que le XXIe siècle prenne autant de
vies innocentes que le XXe.
La
colère ne conduit pas forcément à
la volonté de détruire le monde civilisé.
Beaucoup de gens sont en colère parce qu'ils veulent
faire partie de demain, mais trouvent la porte close.
Il
me semble donc fondamental de comprendre que nous ne pouvons
pas avoir un système de marché global sans
une politique économique globale, une politique
de santé globale, une politique d'éducation
globale, une politique de l'environnement globale et une
politique de sécurité globale.
Il
nous faut en effet ouvrir davantage de perspectives pour
les laissés-pour-compte du progrès et réduire
ainsi le vivier de terroristes potentiels en augmentant
le nombre de partenaires potentiels. Pour fabriquer de
nouveaux partenaires, le monde riche doit accepter l'obligation
qui est la sienne d'offrir plus de possibilités
économiques et de contribuer à réduire
la pauvreté.
Pour
commencer, il devrait y avoir un nouveau train global
de remise de la dette. L'année passée, les
Etats-Unis et l'Union européenne, ainsi que d'autres
pays, ont accordé un effacement de dettes à
vingt-quatre pays parmi les plus pauvres de la planète,
à condition - et à condition seulement -
que tout l'argent soit consacré à l'éducation,
à la santé et au développement.
Cette
mesure a donné quelques résultats spectaculaires.
En un an, avec l'argent économisé, l'Ouganda
a doublé le taux de scolarisation primaire tout
en diminuant les effectifs par classe. En un an aussi,
le Honduras a fait passer la durée de la scolarité
obligatoire de six à neuf ans. Depuis plusieurs
années, les Etats-Unis consacrent 2 millions de
dollars au financement, sous forme de prêts, de
micro-entreprises dans des pays pauvres. Il faudrait passer
de 2 à 50 millions.
Comme
l'a montré l'économiste péruvien
Hernando de Soto, la croissance économique peut
exploser si les biens des pauvres bénéficient
d'une protection légale, celle d'un titre de propriété
sur leur habitation, par exemple, qui pourra ensuite servir
de garantie pour un crédit. Si cela peut se réaliser,
ce sont de nouveaux marchés entiers qui s'ouvriront.
L'année
dernière, l'Amérique et l'Europe ont encore
ouvert leurs marchés à l'Afrique et aux
Caraïbes, ainsi qu'au Vietnam et à la Jordanie.
La Chine a été admise au sein de l'OMC.
Il faut aller plus loin dans cette voie.
Nous
devons sans délai donner les 10 milliards de dollars
réclamés par le secrétaire général
des Nations unies, Kofi Annan, pour combattre le sida.
La quote-part de l'Amérique serait d'environ 2,2
milliards - le dixième d'un petit 1 % du budget.
Infiniment moins cher que de devoir faire face plus tard
à 30 millions de victimes du sida, chiffre potentiel,
rien que pour l'Inde.
Le
même raisonnement vaut pour le financement de l'éducation.
Une année de scolarité augmente de 10 %
à 20 % le revenu d'une personne dans un pays pauvre.
Il
y a 100 millions d'enfants qui ne sont jamais scolarisés
- dont la moitié en Afrique subsaharienne. Au Pakistan,
la raison principale expliquant que toutes ces madrasas
n'enseignaient pas les mathématiques, mais répandaient
des idées aussi ridicules que "l'Amérique
et Israël ont fait revenir les dinosaures sur terre
pour tuer les musulmans", est que les Pakistanais,
dans les années 1980, n'ont plus eu les moyens
de financer leurs écoles.
Au
regard du prix à payer pour combattre une nouvelle
génération de terroristes, la scolarisation
de 100 millions d'enfants dans le monde entier est un
projet peu coûteux. Et réalisable. Au Brésil,
par exemple, 97% des enfants sont scolarisés parce
que le gouvernement verse une allocation mensuelle à
un tiers des mères de famille les plus pauvres
quand leurs enfants vont à l'école.
La
guerre en Afghanistan coûte environ 1 milliard de
dollars par mois à l'Amérique. Avec 12 milliards
par an, l'Amérique pourrait payer plus que sa juste
part dans tous les programmes que je viens d'évoquer.
Les
pays pauvres ont aussi un devoir: celui de promouvoir
la démocratie, les droits de l'homme, et un bon
gouvernement. Les démocraties ne financent pas
le terrorisme et tendent plutôt à respecter
les droits de l'homme. A cette fin, nous devons encourager
le débat en cours dans le monde musulman, un débat
qui revient régulièrement depuis mille trois
cents ans, sur la nature de la vérité, la
nature de la différence, le rôle de la raison
et la possibilité d'un changement positif, sans
violence.
Celui
qui, ces derniers temps, avait uvré avec
le plus de succès à la conciliation de la
foi et des impératifs de la vie moderne, le roi
Hussein de Jordanie, est, hélas! mort récemment.
En 1991, il avait su galvaniser tous les éléments
de la société jordanienne et offrir à
son pays un véritable Parlement, avec des élections
régulières où tout le monde, y compris
les fondamentalistes, pouvait être candidat, à
condition d'accepter de ne pas imposer de limites aux
droits des autres.
Que
la Jordanie, pays pauvre, jeune, à majorité
palestinienne, petit dans un environnement géographique
sensible, soit néanmoins aujourd'hui le pays du
Moyen-Orient le plus stable politiquement ne relève
pas du hasard. C'est qu'il a opté pour la démocratie,
en imposant le respect mutuel ainsi que la part faite
au raisonnement et aux débats. Ceux d'entre nous
qui souhaitent entretenir de bonnes relations avec le
monde islamique doivent soutenir ce type de modération
et cette évolution vers la démocratie.
Si
l'interdépendance doit être un bien plutôt
qu'un mal pour le XXIe siècle, il nous faut admettre
que notre héritage commun en tant qu'humains est
plus important que nos différences. Là est
la bataille pour l'âme du XXIe siècle. Mais
l'histoire a montré combien cette notion est difficile
à percevoir.
Dans
le temps de ma vie, Gandhi a été assassiné
non par un musulman en colère, mais par un hindou
en colère. Parce que Gandhi voulait une Inde pour
les musulmans, les jaïns, les sikhs et les hindous.
Il y a vingt ans, Anouar Al Sadate a été
assassiné non par un commando israélien,
mais par un Egyptien en colère qui pensait que
Sadate n'était pas un bon musulman. Parce que Sadate
voulait séculariser l'Egypte et faire la paix avec
Israël. Mon ami Itzhak Rabin, l'un des hommes les
plus extraordinaires qu'il m'ait été donné
de connaître, a été assassiné
non par un terroriste palestinien, mais par un Israélien
en colère qui pensait que Rabin n'était
ni un bon juif ni un Israélien loyal. Parce que
Rabin voulait mettre un terme à deux générations
de guerre et de morts, au bénéfice d'une
paix stable qui donnerait une terre aux Palestiniens et
reconnaîtrait leurs intérêts à
Jérusalem.
Ceux
d'entre nous qui ont le plus reçu doivent montrer
le chemin, pour que nous soyons tous chez nous dans ce
monde sans barrières.
Le
président George W. Bush a clairement énoncé
que l'Amérique et l'Occident ne sont pas les ennemis
de l'islam. Il nous faut rappeler aux musulmans, partout
dans le monde, que la dernière fois que les Etats-Unis
et le Royaume-Uni ont fait usage de la force militaire,
c'était pour protéger la vie de musulmans
pauvres en Bosnie et au Kosovo; que dix-huit Américains
ont perdu la vie en Somalie en tentant d'arrêter
Mohammed Farah Aidid, qui avait assassiné vingt-deux
soldats des forces de paix des Nations unies, des Pakistanais.
Il
nous faut dire aux musulmans en colère une chose
qu'apparemment ils ignorent: en décembre 2000,
les Etats-Unis ont proposé un accord qui, dans
les termes les plus définitifs, instaurait un Etat
palestinien (Cisjordanie et Gaza) et garantissait la protection
des intérêts palestiniens et musulmans à
Jérusalem et sur le mont du Temple. Israël
avait accepté ce plan, mais l'OLP a dit non.
Afin
de prouver que l'islam n'est pas notre ennemi, l'Union
européenne et les Etats-Unis doivent se remettre
à la tâche pour construire une paix durable
au Moyen-Orient.