L'irruption
spectaculaire de l'hyperterrorisme transnational a montré
que la transformation de la guerre, annoncée par
quelques penseurs brillants, est désormais une
réalité communément admise. Mais
comment les États traditionnels doivent-ils orienter
leurs capacités en matière de sécurité?
Les
attentats du 11 septembre 2001 ont prouvé de manière
définitive que des acteurs non étatiques
ont la capacité d'infliger des destructions massives
à une superpuissance. Ils ont par conséquent
confirmé les théories avancées voici
parfois plus de 10 ans par des auteurs comme Martin Van
Creveld, Ralph Peters ou Alvin et Heidi Toffler: l'évolution
technologique, géopolitique et sociale a transformé
la guerre et brisé le modèle traditionnel
des conflit armés. La guerre dite de la 4e génération
est devenue une réalité menaçante
sur tous les continents. Et le sort des nations est en
jeu.
Pourtant,
avec la formidable inertie qui caractérise toute
bureaucratie uvrant dans un cadre politique incertain,
les Forces armées occidentales continuent d'investir
l'essentiel de leurs ressources à préparer
un affrontement symétrique de haute intensité.
Les concepts découlant de la guerre totale entre
États continuent de former les doctrines d'emploi;
la substitution de capacités adverses à
un ennemi désigné permet de conserver un
mode de pensée périmé, axé
sur les éléments matériels. Même
la révolution dans les affaires militaires tant
vantée n'est qu'une réponse avant tout tactique
aux défis stratégiques contemporains. Nous
restons comme obsédés par un vis-à-vis
imaginaire qui n'est jamais que notre reflet.
Transformation
de la guerre
La
forme moderne de la guerre n'a pas attendu l'effondrement
du Mur de Berlin et l'information audiovisuelle en continu
pour apparaître: c'est avant tout l'arme nucléaire
et ses vecteurs intercontinentaux qui ont périmé
la guerre totale, et rendu à la stratégie
indirecte ses lettres de noblesse. La décomposition
des nations issues de l'impérialisme, le développement
des pouvoirs et juridictions internationales, la globalisation
de l'économie et des médias, la circulation
mondiale des biens et des personnes ont par la suite renforcé
le déclin de l'État-nation comme structure
dominante et sa contestation par des mouvements transnationaux
ou régionaux.
En
2001, aucun conflit armé de haute intensité
n'a eu lieu entre deux nations souveraines. C'est dire
combien la définition classique de la guerre
une lutte armée entre États ne correspond
plus à la réalité des conflits modernes.
Une définition bien plus large s'impose: le recours
à la force pour dénouer une situation conflictuelle
entre des collectivités organisées. Mais
cerner les caractéristiques de la guerre moderne
exige l'énumération des facteurs de changement
principaux.
Avec
en premier lieu l'élargissement du champ de bataille
séculaire aux sociétés toutes entières
des collectivités belligérantes. Les rivalités
politiques, militaires et économiques des États
entre eux sont avivées par la juxtaposition permanente
et concurrentielle des cultures, et par la circulation
irrépressible des idées sources historiques
des révolutions. Aujourd'hui, le box office est
essentiellement similaire sur tous les continents, les
produits populaires de la musique sont des icônes
planétaires, alors que l'Internet a fait exploser
les fuseaux traditionnels de l'information. Face à
la diversification des vecteurs, il faut désormais
parler de champs d'engagements pour désigner les
espaces matériels ou non où
les forces d'une collectivité exercent un effet.
Et
la diversification des acteurs répond à
celle des vecteurs. Dans l'arène mondiale comme
autour des affrontements localisés, les acteurs
étatiques traditionnels doivent désormais
combattre, concurrencer, neutraliser, tolérer,
convaincre ou appuyer des acteurs aux orientations proto-étatiques
(mouvements indépendantistes et/ou irrédentistes),
para-étatiques (collectivités privées,
criminelles ou légales, à but lucratif ou
non) et anti-étatiques (bandes armées, anarchistes
ou nihilistes). Tous ces acteurs ont les ressources et
la structure nécessaires pour avoir une influence
stratégique dans tous les champs d'engagements
possibles, entraînant une multiplication des frictions
conflictuelles.
Il
en découle une obsolescence du droit international
en matière de conflit armé et de contrôle
des armements. Le fragile échafaudage des conventions
et des traités visant à limiter les horreurs
de la guerre et l'usage d'armes dévastatrices n'a
jamais été accepté par l'ensemble
des États, mais il a surtout pour faiblesse rédhibitoire
de ne pas concerner les structures non étatiques,
qui l'ignorent. La secte Aoum a produit et engagé
du gaz Sarin, le réseau Al-Qaïda possédait
de l'uranium enrichi, alors que des spores d'anthrax ont
tué et déclenché une psychose aux
États-Unis. La guerre comme poursuite d'une politique
sous une autre forme n'est que l'exception d'un processus
globalement irrationnel, sans règle et capable
de s'auto-alimenter.
L'émergence
des guerriers perpétuels sur les décombres
de l'État le démontre. Dans toutes les zones
où l'autorité étatique s'efface
secteurs de combats prolongés ou banlieues marginalisées
apparaissent des structures claniques dont les
membres utilisent la violence armée pour affirmer
leur autorité et combler leurs frustrations. Indisciplinés
et matérialistes, ces combattants modernes trouvent
dans l'application à outrance de la violence, le
pillage et l'exploitation des populations civiles un mode
de vie supérieur à celui qu'ils auraient
dans le cadre légal du temps de paix. On les a
vus se jouer des forces étatiques en Sierra Leone
ou dans les Balkans. On les voit faire de même dans
nos grandes villes. Recrutés par une organisation
extrémiste et prosélyte, puis instruits
de manière méthodique et transcendés
par une idéologie fanatique, ils sont capables
d'agissements sans limite.
Ce
qui a pour conséquence notable l'abaissement du
seuil de la guerre en tant qu'affrontement de haute intensité.
Avec la généralisation des armes de guerre
dans la criminalité quotidienne et l'accès
de collectivités non étatiques à
des armes de destruction massive, les distinctions traditionnelles
entre crime et combat, ou militaire et civil, ont perdu
leur sens. La procédure judiciaire usuelle, réactive
et postérieure aux actes incriminés, ne
peut désormais plus s'accorder à l'ampleur
des dégâts et au caractère systématique
des actions violentes; de plus en plus, c'est la procédure
militaire usuelle, préemptive et antérieure
aux actes, qui est nécessaire. Il faut désormais
parler d'actions en-dessus du seuil du crime pour désigner
la majorité des opérations militaires.
Les
forces engagées sont dès lors face à
une impossibilité d'atteindre la victoire. La multiplication
des acteurs belligérants et leur distribution dans
toutes les couches des sociétés rendent
définitivement caduc le concept de victoire en
tant que succès durable. Aucune mesure étatique,
même la plus intrusive et la plus répressive
qui soit, ne peut supprimer la violence et le crime, et
a fortiori la violence hyperbolique et les actes de guerre
impromptus. Les conflits modernes excluent toute victoire
par définition périssable et incertaine,
mais font bel et bien risquer des défaites qui
seraient synonymes de dégénérescence
durable. L'effort permanent et l'engagement limité
se substituent à la préparation perpétuelle
de la guerre totale.
Avec
pour contrainte la prise en otage des populations civiles
dans la belligérance. Le statut non militaire et
les activités parfois à temps partiel des
combattants modernes leur permettent en effet de se fondre
dans les populations pour y trouver refuge et appui ou
pour y recruter de nouveaux membres, mais également
pour les utiliser comme source de financement, levier
politique, bouclier humain ou même valeur marchande.
Dans toutes les opérations armées lancées
par les États, la présence de non-combattants
et le risque de dommages collatéraux sont désormais
des facteurs capitaux. Cibles légitimes dans la
guerre totale, les populations civiles sont devenues des
victimes que seules les forces étatiques sont tenues
de protéger.
Le
caractère interdépendant des conflits et
leur résonance à l'échelle planétaire
compliquent la situation. La circulation sans cesse accrue
des biens, des personnes et des informations a transformé
la rivalité essentiellement bipolaire de la guerre
froide en un patchwork multipolaire où l'enchevêtrement
des intérêts sectoriels échappe à
toute théorisation détaillée. La
nature chaotique de l'équilibre mondial et l'interconnexion
de ses manifestations jadis distinctes soumettent chaque
État à des influences politiques, économiques
et morales sans précédent, aussi bien par
leur ampleur que par leur imprévisibilité.
Les réponses strictement nationales et sectorielles
aux causes de conflits font place à une stratégie
multinationale et interdépartementale.
Il
découle par ailleurs de ce chaos une croissance
exponentielle du flux d'informations et un renouvellement
de l'incertitude. La méconnaissance, les idées
préconçues et les déficiences structurelles
ont toujours entouré les conflits traditionnels
d'une opacité génératrice de frictions.
Aujourd'hui, avec la multiplication des sources et des
relais, c'est au contraire un déluge de renseignements
qui submerge à la fois l'acteur belligérant
et les spectateurs du conflit, et qui permet à
ces derniers de réagir en prenant parti. Aucune
conflagration moderne ne fait l'économie d'une
guerre de l'information, et celle-ci peut aussi bien aviver
que désamorcer un conflit. Acquisition et production
d'informations sont désormais des processus symétriques
et permanents.
La
mise en scène de la violence et l'influence de
la fiction y concourent. Le caractère spectaculaire
de la belligérance ne date pas d'hier, mais la
résonance des médias audio-visuels modernes
et l'émulation due aux supports multimédias
tendent à exacerber la violence asymétrique.
Les actes les plus sanglants s'adressent ainsi aux collectivités
belligérantes et doivent être vus par celle-ci;
embuscades du Hezbollah retransmises en léger différé
via sa propre télévision par satellite,
ou massacres et amputations prises en photo par leurs
auteurs dans les Balkans relèvent d'un processus
identique. A l'opposé, les forces étatiques
sont scrutées avec attention par des médias
dont les connaissances proviennent surtout de la fiction.
La nature et la taille des belligérants conditionnent
aujourd'hui leur comportement en fonction des besoins
de leur mise en scène, et selon la cible du message
ainsi formé.
Mais
la concentration sur l'individuel au détriment
du collectif est également une tendance influente.
La forme, le rythme et la compétitivité
des médias audio-visuels modernes expliquent leur
prédilection générale pour l'émotion,
les personnes et les détails, au détriment
de la réflexion, des collectivités et de
la vue d'ensemble. Malgré la précision sans
précédent des armes de haute technologie,
ce sont systématiquement les dommages collatéraux
qui captent par exemple l'attention des médias;
leur appétit insatiable pour les particularités
poignantes et leur aversion des événements
répétitifs génèrent de plus
une lassitude qui s'oppose aux mécanismes lents
des affrontements stratégiques. Ces dispositions,
qui favorisent la ponctualité et la transparence
des opérations de haute intensité, n'en
font pas moins des médias les vecteurs consentants
d'une désinformation permanente.
Ce
qui renforce la prédominance des facteurs immatériels
sur les éléments matériels. L'appréciation
traditionnelle des moyens de l'adversaire, à partir
desquels on infère ses possibilités d'action,
n'a qu'une valeur limitée en-dehors de la guerre
totale. Plus que le calcul approximatif de la capacité
d'agir (facteurs physiques), c'est l'évaluation
de la volonté (facteurs psychologiques) et du devoir
d'agir (facteurs éthiques) qui permet d'imaginer
les comportements possibles. A une époque où
un reportage télévisé peut être
une arme opérative plus efficace qu'une brigade
blindée, la connaissance des acteurs impliqués
à commencer par soi-même et
de leur état d'esprit, de leur culture, de leurs
préjugés et des liens qu'ils entretiennent
entre eux est la condition sine qua non d'une appréciation
réaliste de la situation.
Transformation
de la stratégie
Comment
les États-nations contemporains peuvent-ils, malgré
les restrictions de leur marge de manuvre, faire
face à la forme moderne de la guerre? Il convient
tout d'abord de garder à l'esprit le fait que la
forme effective d'une guerre dépend avant tout
de la dynamique de l'opposition mesures et contre-mesures
et non d'un seul belligérant. Comme l'a
encore récemment montré la campagne d'Afghanistan,
disposer de plusieurs options permet d'adapter les modes
opératoires à l'évolution du théâtre
d'opérations. En d'autres termes, la fonction principale
des moyens étatiques liés aux problèmes
de sécurité et notamment des Forces
armées doit consister à fournir des
options stratégiques au politique. Pas de contraindre
à suivre une ligne de conduite correspondant à
leurs inclinations sectorielles. La différence
tend à être ignorée dans de nombreuses
administrations.
Ce
qui rend nécessaire une adaptation en profondeur
de l'appareil sécuritaire au sens large que les
démocraties occidentales ont hérité
de la guerre froide. La réduction des effectifs
des Forces armées, la collaboration internationale
accrue ou encore l'adoption de technologies révolutionnaires
ne sont en effet que des corrections superficielles face
aux besoins de la rupture stratégique contemporaine.
L'ensemble des mutations devant être apportées
comprend au moins quatre volets principaux: la stratégie
politique, les règles d'engagement, la doctrine
militaire et l'organisation des forces.
Il
s'agit en premier lieu d'adopter une stratégie
globale et multinationale en matière de sécurité.
La décadence des États-nations selon leur
forme traditionnelle doit être reconnue comme un
risque que la participation à une entité
supranationale comme l'Union européenne
ne résout pas. Parallèlement, l'éclatement
d'États aux frontières artificielles ne
doit pas être considéré comme une
instabilité a priori néfaste et déraisonnable.
Tenter de figer l'histoire en déniant aux populations
le droit de disposer d'elles-mêmes, ainsi que la
communauté internationale le fait dans les Balkans,
n'est qu'une navrante vanité. Enfin, il faut accepter
que la forme même de l'État-nation moderne,
propre à la civilisation occidentale, n'est pas
nécessairement applicable partout, ni même
idéale. La loi de la sélection des espèces
s'applique également aux structures des collectivités.
Pour
les États démocratiques, il n'y a pas de
substitut à l'intervention pluridisciplinaire hors
de leurs frontières, à la promotion décidée
de leurs valeurs essentielles, telles que la démocratie
au suffrage universel ou le respect des droits de l'homme.
Pour autant, il serait contre-productif d'imposer ces
valeurs sans discernement. En bref, il s'agit de répondre
aux causes multiples des conflits par un partenariat direct,
dans un environnement multinational, en investissant systématiquement
un ensemble de moyens politiques, diplomatiques, financiers,
humanitaires et militaires permettant la construction
d'une nation viable, la cessation de la guerre ou la maîtrise
de la violence. Des engagements nationaux approuvés
par la population avec l'acceptation de responsabilités
à long terme, en partenariat étroit avec
des structures non gouvernementales, doivent constituer
la base de la prévention des conflits.
Mais
il n'y a pas non plus de substitut aux efforts constants
pour le maintien de la cohésion nationale. L'émergence
de zones de non-droit dans les grandes cités et
l'avènement d'institutions supranationales menacent
d'un double déchirement le sentiment identitaire.
Appliqués depuis plus de 20 ans, les principes
de tolérance pour la petite criminalité
ou de respect absolu pour les pratiques minoritaires ont
eu pour effet de limiter l'intégration des communautés
étrangères et de faire croître l'insécurité.
La débilité de la conscience civique et
la pratique unilatérale des droits individuels
soulignent les échecs de principes éducatifs
laxistes et irresponsables. Or la loyauté au clan
en lieu et place de l'autorité publique, la confusion
des jugements, le développement d'idéologies
extrémistes et l'engrenage de la violence peuvent
rapidement mener au crime organisé, à la
lutte armée ainsi qu'au terrorisme intérieur
ou transnational.
Ces
deux orientations, intérieure et extérieure,
déterminent précisément le spectre
des missions propres aux forces de sécurité
civiles et militaires. Il n'y a désormais plus
lieu de maintenir une frontière artificielle
et parfois purement idéologique entre les
deux. Si la prévention et la répression
du crime au quotidien sont évidemment des tâches
policières, le durcissement de la criminalité
organisée et le terrorisme lié à
une cause particulière peuvent nécessiter
une intervention ponctuelle de l'armée; par ailleurs,
si les rapports de force entre États-nations continuent
d'exiger une capacité de guerre conventionnelle
propre aux formations militaires, les compétences
policières dans la maîtrise de la violence
sont un atout lors d'opérations de maintien de
la paix ou de sûreté intérieure. En
d'autres termes, la sécurité stratégique
ignore les frontières géographiques et administratives,
de sorte que l'interopérabilité entre police
et armée et la nature pluridisciplinaire des actions
gouvernementales doivent devenir la règle.
Transformation
des règles d'engagement
Même
si la dichotomie traditionnelle entre guerre et paix n'a
plus aucun sens, les démocraties occidentales tendent
souvent à considérer la coercition armée
comme un ultime recours lorsque tous les autres
moyens ont échoué. Cette conception, nous
l'avons vu, s'oppose à la nécessité
d'entreprendre des actions pluridisciplinaires
et donc aussi sécuritaires pour la prévention
des conflits; elle relève en fait d'une époque
où la déclaration de guerre constituait
le préalable indispensable à l'engagement
de formations militaires par la mobilisation de la nation.
Or aujourd'hui, face à des adversaires préparant
leurs actes dans l'incognito de la société
civile, l'abandon délibéré de l'initiative
n'est rien d'autre qu'une menace pour la sécurité
collective.
Nous
devons changer notre manière d'engager des forces.
Il est devenu irresponsable d'attendre des actes de guerres
pour déclencher une action armée de la même
manière que l'on attend un crime pour ouvrir une
enquête. Il est inadmissible que l'on renonce à
la neutralisation d'individus clairement belliqueux pour
ensuite accepter le massacre planifié d'êtres
humains entraînés contre leur gré
dans les hostilités. Pour irrationnels qu'ils soient
souvent, les motifs de guerres ne s'améliorent
jamais par l'inaction. Seule l'action préemptive
peut permettre de désamorcer une crise ou de dissuader
un belligérant avant que l'engrenage de la violence
ne soit irréversible.
L'abaissement
du seuil de la guerre contraint les États à
traiter leurs adversaires, si ceux-ci préparent
des actes violemment subversifs, exactement comme l'on
traite un ennemi sur un champ de bataille: en le combattant
par tous les moyens appropriés. Ce qui suppose
naturellement un fonctionnement constamment à plein
régime des services de renseignement stratégiques
ou intérieurs. Il ne faut pas pour autant déduire
de ces lignes que chaque terroriste potentiel doit être
abattu incontinent, ou que les Forces armées doivent
recevoir des permis de tuer et se mettre en chasse au
son du clairon; bien au contraire, c'est toute une variété
d'options politiques qui doivent être développées
par l'institution militaire comme l'arrestation,
la déception ou encore la démonstration
de force. Et bien entendu l'assassinat. Appelons les choses
par leur nom.
Il
ne s'agit pas ici de procéder à une militarisation
de la répression criminelle, mais bien de civiliser
la coercition armée. Il n'est en effet pas concevable
que l'on tolère encore, au XXIe siècle,
que de larges franges des populations civiles soient les
victimes innocentes d'actions militaires destinées
à frapper des cibles légitimes; il n'est
même pas certain que la mort de combattants effectifs
soit encore acceptée dès lors qu'elle est
montrée sur les écrans. Or tout le développement
technologique des munitions intelligentes et des armes
non létales n'empêchera jamais la mort d'adversaires
ou de non-combattants. La guerre restera un conflit sanglant
de volontés antagonistes, irrationnelles et surtout
minoritaires. Raison pour laquelle l'empêcher et
ainsi préserver des vies humaines exigeront la
neutralisation de ses fauteurs.
Nous
devons par conséquent également changer
notre manière de penser l'engagement militaire.
La procédure coutumière de chaque échelon
de commandement débute par la réception
d'une mission à accomplir et s'achève par
les mesures de conduite et de contrôle liées
aux missions des subordonnés. Ce processus est
donc majoritairement vertical, du haut vers le bas. De
même, les possibilités adverses sont un facteur
prioritaire dans toute appréciation de la situation,
et déterminent largement les variantes des possibilités
propres ("rot denken, blau handeln"). En d'autres
termes, nos procédures nous amènent tout
naturellement à concevoir nos engagements de manière
réactive, en supposant l'initiative aux mains de
l'adversaire.
Cela
n'est pas compatible avec les conditions de la guerre
moderne, avec la nécessité pour l'institution
militaire de fournir spontanément des options politiques.
Nos processus de commandement doivent être en permanence
multilatéraux: de bas en haut les propositions
d'action, de haut en bas l'intention et les missions;
et les informations en tous sens. L'action préemptive
est indissociable de l'imagination et de la vitesse d'exécution.
Transformation
de la doctrine
La
guerre totale et l'affrontement symétrique de haute
intensité n'en constituent pas moins le paradigme
fondamental des doctrines d'emploi actuelles. On assiste
certes à une lente concrétisation de tous
les enseignements récoltés durant la dernière
décennie lors de conflits de basse intensité;
c'est ainsi que la doctrine de l'US Army distingue désormais
les opérations offensives, défensives, de
stabilisation et d'appui, qui définissent un spectre
de missions dont chaque formation doit être capable.
Mais cette évolution doctrinale n'a pas encore
eu d'influence sur les structures et les moyens des Forces
armées.
Treize
ans après la chute du Mur de Berlin, nous restons
concentrés sur le combat aéroterrestre conventionnel.
Même si les ordres de bataille des grandes unités
soviétiques ont été glissés
aux archives, ce sont toujours leurs équipements
et leurs principes d'emploi qui animent nos simulations
tactiques et opératives par ordinateur. Combien
de divisions de fusiliers motorisés chaque année
déferlent virtuellement sur nos fières contrées,
pour se voir stoppées par nos munitions intelligentes
et anéanties par nos formations blindées?
Durant l'entre-deux guerres, l'US Naval War College a
rejoué pas moins de 50 fois toute la bataille du
Jütland sans parvenir à penser la révolution
aéronavale. Faut-il vraiment aujourd'hui répéter
les poncifs d'une guerre que l'Occident a gagnée
sans avoir à combattre sur son sol?
Bien
entendu, aussi longtemps que notre environnement stratégique
comptera des armées nationales ou supranationales,
la maîtrise du combat conventionnel restera une
compétence importante de toute formation armée.
Mais cet affrontement symétrique doit être
conçu en fonction des moyens et des capacités
de demain, pas d'hier: la préparation au combat
futur doit tenir compte des révolutions technologiques
propres à l'âge de l'information et s'appuyer
sur une démarche prospective permanente. Toute
force d'opposition non digitale utilisée dans un
exercice n'est, aujourd'hui déjà, qu'un
passéisme contre-productif.
Cela
n'est toutefois qu'un travers mineur à l'aune de
la croyance que l'aptitude au combat symétrique
de haute intensité assure la maîtrise de
tous les autres environnements opérationnels. Une
simple profession de foi ("qui peut le plus, peut
le moins") nous permet de balayer d'un revers de
manche les incertitudes des missions en-dessus du seuil
du crime; et ce alors que la lutte à outrance propre
à la guerre totale a précisément
pour effet de marginaliser les facteurs psychologiques
et éthiques au profit de la seule et simple attrition.
Du coup, non seulement la majorité des formations
armées s'entraînent à une forme de
combat appartenant à l'histoire, mais elles sont
en plus mal préparées à la guerre
moderne que vivent aujourd'hui nos sociétés.
La
doctrine d'emploi constitue le logiciel opérationnel
des Forces armées; à la manière d'un
système d'exploitation, elle doit être adaptée
à l'ensemble des applications, et ce sont les exigences
maximales des différentes missions qui doivent
déterminer la doctrine commune. Or si c'est bien
le combat symétrique et digital de haute intensité
qui doit déterminer les principes dimensionnels
(répartition dans l'espace, utilisation du relief,
mobilité et contre-mobilité, transmissions
et guerre électronique) et les principes structurels
(organisation des formations, définition et répartition
des moyens), la guerre moderne nécessite un standard
supérieur pour les principes opérationnels
(processus de commandement, règles d'engagement,
relation avec d'autres organisations) et informationnels
(acquisition, traitement et distribution des renseignements).
De fait, confondre combattant fanatique et soldat enrégimenté,
bande armée et corps de troupe, ou réseau
terroriste et force militaire, est à la base de
nombreux échecs subis par les nations occidentales
au siècle dernier.
Nous
ne pouvons plus nous permettre de fuir la complexité
des relations humaines et la dynamique de l'opposition.
S'attendre à ce que nos adversaires suivent les
règles que nous nous sommes fixées est une
insouciance criminelle. Et conserver le principe discriminatoire
ami/ennemi de la guerre totale lorsque les champs d'engagements
recouvrent des sociétés entières
est aussi efficace qu'abattre un arbre pour récolter
ses fruits. Il est grand temps de rompre avec notre conception
binaire de l'affrontement, et d'accepter que les formations
militaires ne soient somme toute qu'un ensemble multiforme
de vecteurs produisant des effets sécuritaires
plus ou moins durables.
Transformation
des forces
Dans
la mesure où c'est la doctrine qui détermine
la structure et les moyens, ce changement de paradigme
doit amener à reconsidérer les forces actuelles.
Face à la guerre moderne, l'institution militaire
doit être capable d'appliquer de manière
préemptive une violence ciblée et proportionnelle
dans un vaste éventail d'environnements différents.
La polyvalence doit donc être plus que jamais le
maître-mot, et elle passe par la modularité
des organisations, la multifonctionnalité des équipements
et l'adaptabilité du personnel. La construction
de forces autour de prestations uniques liées au
matériel doit faire place au développement
des connaissances et des ressources humaines en vue de
prestations multiples. Le software a définitivement
supplanté le hardware.
Et
le scalpel a remplacé l'épée. Or
son efficacité dépend intégralement
de la connaissance des contextes où il faut l'appliquer,
des liens à rompre ou à distendre, et des
flux à interrompre ou à canaliser. L'application
judicieuse de la force suppose en premier lieu une capacité
à acquérir en permanence des renseignements
précis et à en tirer une compréhension
approfondie de la situation, c'est-à-dire des rapports
qu'entretiennent entre eux les acteurs présents
sur le champ d'engagement. Enjeux économiques,
oppositions politiques, conceptions culturelles, inclinations
sociales et processus psychoaffectifs doivent être
appréciés, selon les contextes, au même
titre que les voies de communication ou les armements
respectifs. Engagées dans des conflits faits de
symboles surmédiatisés, d'individus imprévisibles
et de menaces discontinues, les formations militaires
doivent s'immerger dans leur environnement opérationnel.
C'est
dire si la coercition doit être précédée
par une recherche constante de renseignements. Tous les
moyens en mains de l'État doivent être mis
à contribution: face à des adversaires entièrement
tournés et parfois jusqu'à l'obsession
vers l'accomplissement de leurs objectifs, les
frontières de l'administration sont dépassées.
Mais les forces engagées doivent également
infiltrer aussi loin que possible leurs vecteurs d'acquisition,
utiliser tous les moyens légaux à leur disposition,
et accepter l'incertitude liée aux renseignements
d'origine humaine. La reconnaissance reste fondée
sur la discrétion maximale, et il faut se rendre
compte qu'en l'absence de tout adversaire symétrique,
le port de l'uniforme, le conformisme des méthodes
et la régularité des structures peuvent
être des handicaps insurmontables. De plus, la multiplication
des sources ouvertes exige une systématisation
de l'analyse et une distribution de ses produits à
tous les échelons. Car le succès ou l'échec
ne dépendent plus des simples rapports de force,
mais bien avant tout d'une compréhension permettant
d'accélérer les cycles de décision
et d'optimiser l'efficacité des actions.
Dans
cette optique, trois axes de transformation majeurs peuvent
être distingués pour les forces appelées
à mener des actions préemptives: